LA SOCIÉTÉ DES HOMMES CÉLESTES
(UN FAUST LATINO-AMÉRICAIN)
INTERTEXTE
Couverture : Braun-Vega
A Quiet Sunday in Central Park
(Vermeer, Picasso),
1999
La
Société des Hommes Célestes
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Célestes
Etape
1 (Les étapes sont des repères ajoutés
pour pallier
l’absence de pagination de l’édition électronique, et
faciliter ainsi la lecture.)
La Société des Hommes Célestes
La
Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
I
La
Société des Hommes Célestes
«Droit, Médecine,
Théologie aussi, hélas !
J’ai tout étudié à fond
Avec un ardent effort,
Et me voici, pauvre fou,
Pas plus avancé que naguère ;
On me nomme Maître,
On me nomme même Docteur...»
GOETHE, Faust I, La Nuit1
Feuilleton
Séquence 1
(
La dépression de Faust.)
La Société des Hommes Célestes
PROLOGUE DANS L’ENFER
…Il ne s’est encore rien passé.
Néanmoins, je sais que de nouveau je serai assailli par les Formes Vacillantes.2 Soit, qu’elles fassent comme bon
leur semble !3 Je sais très bien qu’à des forces supérieures il ne
faut pas résister.4 Elles me harcèlent sournoisement, s’insinuant
les unes après les autres comme des ombres sans contours. L’informe prend forme au-dedans de moi5
et les ombres de la terrible Nuit envahissent ma pensée
glacée.6
Je voudrais comprendre
ce qui provoque l’apparition de ces ombres, ce qui obscurcit la lumière dans
mon esprit. Quelquefois, je pense qu’il s’agit du rire, car entendre un rire me met à l’âme de l’amertume.7 Ou bien, je suppose
que c’est ma parole qui s’éteint dans le silence, puisque je ne parle presque
plus. Wagner, l’Interne chargé de me surveiller, m’a dit ce matin d’une voix
ironique : «Mon Dieu, Docteur Faust !
Tout votre être s’est transformé ! On peut lire sur chacun de vos traits ce que
je n’ose dire à haute voix. Toute joie vous a quitté, comme si vous étiez brisé
intérieurement. D’humeur sombre, vous ne m’adressez, depuis de longues
semaines, pas une seule parole, à moi, votre fidèle ami !»8 Je n’ai point répondu. Je n’ai
plus de nom : j’y ai renoncé comme j’ai renoncé à toutes choses dans la vie.9 J’ignorai donc l’insolente familiarité de Wagner qui, vexé, nota
quelques chiffres concernant ma courbe pondérale, avant de se retirer en
murmurant : «Pour
une âme à ce point prisonnière des ténèbres, aucun espoir ne peut plus fleurir
sur terre.»10 Alors, dans le secret de ma solitude, écartant la panique d’être submergé sous les flots de mes propres
pensées,11 je reconsidère ma situation.
Je suis enfermé dans un hôpital psychiatrique
depuis deux ou trois semaines. En tout cas, c’est ce que j’ai réussi à déchiffrer
en parcourant furtivement mon «histoire clinique», sorte de dossier où le
Docteur M. consigne ses impressions médicales. Cet homme, si bien organisé, si
bien situé à l’intérieur d’un univers qui n’est pas le mien, ne sait rien de
moi. Il s’imagine que je possède une mémoire active et, bien que je perçoive confusément l’écoulement du
temps,12 il m’encourage à écrire mes souvenirs avec
l’espoir de mieux me connaître. «Faites-moi
entendre –me dit-il– votre fantaisie
avec tous ses chœurs : raison, intelligence, sentiment, passion. Mais n’oubliez
pas, je vous prie, votre folie.»13 J’accède avec ruse à sa demande et lui laisse croire que j’écris pour
dénoncer une femme, une secte maléfique, une civilisation néfaste et
oppressive. J’accepte même qu’il jubile quand il croit découvrir quelque chose
qui ressemble à un Journal, ou qui prend l’apparence d’une autobiographie ou
–Belzébuth m’en garde !– d’un roman.
Des ondes de mon âme intime,14 je ne connais que les plus répétitives. Tôt le matin les Formes
Vacillantes ne sont pas encore là, ni les Voix qui, en tissant dans l’épaisseur
de mon cerveau des filets sonores, me font soupçonner le soir que je suis
devenu fou. Peu à peu, comme les vagues soulevées par le vent au milieu de
l’océan, des images surgissent dans mon espace mental, des vagues qui me poussent, m’affolent, occupent le vide douloureux de mon
être. Incapable de penser, je sens tout juste un déferlement d’émotions et de
confusions confuses, une explosion de tendances, désirs, anxiétés, rêves
exagérément douloureux.15
Hélas, dans ce
jeu atroce, je suis chacune des vagues et chaque particule de leur écume et
aussi l’infinitude du vent. Porté par cet élan dérisoire d’appeler ‘Je’ chaque
facette de mon devenir, je crains de me perdre pour toujours dans le labyrinthe de moi-même.16 Mais je nomme ‘Je’ ma peur, et ce mot la fait disparaître comme une
vague au milieu des vagues. J’existe
amarré à ce pronom mensonger : ‘Je’, triste simulacre d’un Moi inconnu.
Le Docteur M. ne
commente mes écrits qu’en ma présence. Cela fait partie de notre pacte. Bien
sûr, je le soupçonne d’appartenir à la Secte et je suis terrorisé à l’idée
qu’il me lise. Cependant, je contiens mon effroi. Sinon, comment pourrais-je
atteindre mon but si ce que j’écris n’est un signe pour personne ? Le Docteur
m’a dit, triomphant : «Vous devez tenir
compte de celui pour qui vous écrivez.17 Eh bien ! Faites donc usage de vos
dons, et poursuivez votre œuvre de romancier comme on poursuit une aventure
amoureuse. On s’approche par hasard, on s’émeut, on demeure, et peu à peu on se
trouve pris ; le bonheur croît mais bientôt se dresse la menace ; on est ravi,
mais voici que surgit la douleur ; et sans qu’on y ait pris garde, voilà un
roman tout construit !»18
Moi, écrivailleur de romans ? Assez
! J’en ai assez lu de ces tortures !19 Aussi dois-je maintenant –j’y suis même tenu par principe– écrire
autrement que ne le ferait n’importe quel écrivain.20
Mes soupçons sur
l’appartenance du Docteur M. à la Secte (n’est-il pas l’Homme de Tous les
Soleils, chargé de m’exécuter ?) m’obligent à considérer cet endroit non comme
un refuge mais comme un laboratório21, où je peux, entre autres expérimentations d’alchimie scripturaire,
étudier la composition de mes aliments pour éviter d’être empoisonné. Chaque
fois que je lui en parle, il me répond en riant : «Drôle de délire !22 C’est uniquement votre imagination qui vous tourmente.»
D’après lui, je souffre de l’un de
ces maux décrits dans les livres de psychiatrie et ma maladie ne correspondrait
qu’à un tableau clinique banal, facilement identifiable. Mon retranchement dans
le silence et ma tendance à rester dans une attitude figée ne seraient que le
symptômes d’un trouble psychique bien connu. Il range ma description des Formes
Vacillantes et mon intention de dénoncer la Société des Hommes Célestes, sous
la dénomination infamante de ‘Troubles du Contenu de la Pensée’. «Vous êtes malade à force de penser !»23 s’écrie-t-il. Moi
–avec le dédain et le désenchantement du Poète-, je lui rétorque : «A quoi bon penser, s’il faut de notre
entendement arrêter le court envol ?»24
En dépit de sa
prétendue science, le Docteur M. ne comprend pas l’origine de mes angoisses. Il
croit, le pauvre Diable, que ma conduite est engendrée par la soif d’une
Connaissance Totale, d’un appétit démesuré de Savoir Absolu. «Après avoir
navigué sur les eaux de la Philosophie et du Droit, de la Médecine et de la
Théologie, votre entendement a fini par échouer sur les récifs de
l’ésotérisme», affirme-t-il, insupportablement sûr de lui.
Ceci ne diffère pas
trop, d’ailleurs, de ce que pensait le Docteur K., sorte de geôlier qui
s’occupait de moi à New York et dont la technique funeste consistait à
s’appuyer sur une théorie préétablie, avec laquelle il tentait piteusement
d’expliquer mes actes. En réalité, il ne comprenait même pas ma peur d’être
assassiné dans la rue, crainte qu’il classait sous l’étiquette ‘Délire de
Persécution’. Et pourtant, malgré mes appréhensions, je sortais tous les jours
de ma cache pour me promener à Central Park, attentif à quelque chose qui
m’absorbait avec une forte intensité. Peut-être était-ce la fausse grandeur du
pouvoir humain ou l’inconsistance de la multitude au milieu de laquelle, entre ses rangs humiliés, je vivais de
sublimes vacuités, de joies sans couleurs.25
Parfois, j’osais
prendre le Métro afin d’observer la violence souterraine de la Cité. Je
voyageais sans aucune destination précise, à l’intérieur d’assourdissants reptiles
de métal bondés de passagers anonymes que jamais je ne reverrais. Mes
tentatives pour les arrêter et leur demander qui ils étaient, où ils allaient
et d’où ils venaient, restaient vaines. Ils me regardaient avec des yeux
courroucés, persuadés d’avoir affaire à un fou et, s’écartant brusquement, ils
continuaient leurs itinéraires absurdes m’abandonnant à l’horreur d’une existence incomprise.26 Je me
sentais alors comme un étranger sans but et sans patrie, tandis que pris de
vertige et titubant, j’avançais au milieu des tourments, avec d’un côté le
sombre abîme de mon âme, et de l’autre la paroi rocheuse de ce monde sans
issue.27
Bientôt il me fut
impossible de rester calme. Des forces irrésistibles m’attiraient comme des
aimants manipulés par le Malin. Un jour, dans un grand magasin, je me précipitai sur les lampes et tout ce
fourbi aux formes alambiquées, les fracassai en mille morceaux et envoyai tout
au Diable.28 Le Docteur K. interpréta cet acte comme une tentative enfantine pour
effrayer les gens, quand en vérité je voulais uniquement les prévenir de la
présence, pour eux invisible, de la Force Maligne émise par le Maître Fondateur.
N’avait-il pas été –lui et son commerce satanique– le promoteur de ma rupture
avec Margaret ?
Trahi par mon
aimée, je m’étais senti soudainement nu
et exilé parmi des choses étranges,29 découvrant derrière le mirage du plaisir,
tout l’appétit d’une industrie. Le sexe n’était plus amour, mais l’appât de
démons qui tentaient de séduire mon Attention, affaiblissant en moi la seule
force capable de m’aider dans ma lutte contre le Mauvais. Inéluctablement, le Grand
Soupçon apparut en moi. Tout devint bruits de monnaie, abus des corps,
écrasement des âmes. Désespéré, je cherchai ma délivrance au moyen de
puissantes drogues psychédéliques et j’allai
sans trembler vers cette sombre caverne où l’imagination se condamne à des
tourments qu’elle s’inflige elle-même.30 Epées, poison, cordes et acier
envenimé, se présentèrent à mes yeux pour que je me suicide.31 Las ! Au bout d’une fuite honteuse, je m’arrêtai et me penchai au bord de moi-même,32 me refusant d’accomplir la grave et suprême démarche.33
Oui : je confirme que ma Nuit s’approche, qu’un soleil se couche à
l’horizon de mon âme. Il me semble que ce soleil est ma conscience, l’astre des forces et des certitudes qui
après avoir atteint le plus haut de sa course, décline et disparaît34 laissant sur son passage une rangée
d’ombres et de voix imprécises. C’est avec chacune de ces voix sans lumière que
je dois m’affronter jour après jour. Une à une je tente de les neutraliser en
inscrivant leur trajectoire sur ces feuillets que je voudrais ensuite cacher,
car au fond je ne veux pas que l’on
devine ce que je ressens.35
Le Docteur M. ne
les commente pas toujours, sans doute parce que mon écriture est un peu pauvre,
un peu sèche. Il ne sait pas qu’elle est le résultat d’une bataille implacable
entre ma volonté et les reproches de mon penser. Ces feuillets reflètent mon
exacte validité. Ils sont ce que je suis. Ce qui me reste dans ce chemin vers
un point qui m’est à la fois connu et inconnu : ma propre mort, ma disparition
dans le Néant…
(Fin
de séquence I)
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
Feuilleton
Séquence 2
( Le
Délire / Le Pacte avec le Diable.)
La Société des Hommes Célestes
SEQUENCE II
JOURNAL
(Hôtel-Dieu)
Octobre
Le Docteur M. a
terminé de lire mes notes hier, mais il ne fit aucun commentaire, se limitant à
me demander si ma nouvelle chambre me convenait. J’ai quitté le service des
soins intensifs et maintenant j’habite dans cette pièce aux murs clairs, avec
des portes-fenêtres protégées par un grillage aux larges mailles qui descend
jusqu’au sol.36 Derrière la
grille, autour d’une fontaine en pierres roses, on distingue quelques orangers
qui s’élèvent d’une cour pavée. Au-delà, et comme signalée par le fin jet d’eau
qui joue en haut d’une vasque, s’étend la pelouse douce et bien entretenue du
parc de l’hôpital.
Outre les meubles
et les objets qui appartiennent à l’Hôtel-Dieu, j’ai avec moi plusieurs
versions de Faust. J’aurais voulu
avoir d’autres livres, mais le Docteur s’y opposa : «En principe vous êtes ici
afin de retrouver votre équilibre mental et non pour vous occuper de
littérature. Si vous avez besoin d’un livre ou d’un roman, vous pouvez vous
rendre à la bibliothèque de notre établissement. Grâce aux dons des romanciers
qui ont été soignés ici, elle est assez complète», ajouta-t-il, avec un sourire
méphistophélique qui ne m’impressionna point.
Près du lit, à
côté de la table de nuit ornée d’un sablier que j’ai amené avec mes affaires,
se trouve le bureau sur lequel j’écris. J’essaie de reproduire avec précision
mes dialogues avec le Docteur M., tout en sachant que je cours le risque de
donner à mon Journal l’apparence d’un roman. Observateur et malin, il m’a dit :
«Je vois que le sablier est en place et que le sable a déjà commencé de
s’écouler».37 Puis, devant mon
silence obstiné, il tenta de me séduire : «Je ne suis pas un spécialiste connu,
mais si vous désirez explorer votre vie avec moi, je consens, volontiers, à
vous assister...»38 Je répondis
évasivement à ses propositions. Je sais que je ne peux me confier à personne,
surtout pas à quelqu’un qui pourrait être Méphistophélès lui-même !
Le Docteur M. (un
démon de quarante-cinq ans environ, rasé comme un acteur, le regard avenant
quoique extrêmement perçant, et des manières courtoises)39 me rend visite presque tous les matins, quelquefois accompagné par
Wagner, l’Interne responsable du contrôle de ma tension artérielle et de mon
poids. Depuis que je suis hospitalisé, j’ai récupéré trois des vingt kilos
perdus dans ma lutte contre les Hommes Célestes.
–Avez-vous bien
dormi cette nuit ?– me demanda le Docteur au début de notre conversation
quotidienne, tandis qu’il s’asseyait dans un fauteuil et allumait une
cigarette.
–Mieux que
d’autres fois. J’ai été uniquement importuné par un Homme de Toutes les
Planètes qui m’a parlé par radio jusqu’à minuit. Je n’ai pas voulu répondre à
ses insinuations malveillantes. Dès qu’il eut disparu, je me suis endormi sans
difficultés.
–J’ignorais que
vous aviez un poste de radio parmi vos effets personnels– dit le Docteur, d’un
ton contrarié. –Peut-être faudrait-il que l’infirmière de garde le récupère
avant dix heures du soir. Ainsi votre repos ne sera plus perturbé. J’ai
parcouru vos notes –poursuivit-il, brandissant la liasse de feuilles que l’on
m’avait confisquée à mon arrivée à l’hôpital– et je vous avoue que certains
passages sont difficilement compréhensibles. Vos références à la Société des
Hommes Célestes sont aussi vagues que contradictoires.
–Il m’est
impossible d’être plus explicite sur une Société dont la dénonciation peut me
coûter la vie– affirmai-je. –La Secte est implacable. Une grande partie de ses
membres, surtout les plus jeunes, ignorent les intentions diaboliques des
Cercles Supérieurs. Ceux-ci se réunissent secrètement dans plusieurs grandes
villes des Etats-Unis pour parfaire leurs plans de domination du monde. Mais
les jeunes ne le savent pas et, croyant conquérir l’Immortalité, ils avancent
vers leur propre destruction et vers la ruine de la civilisation humaine.
–Quel est le rôle
de votre amie Margaret dans tout ceci ?
–Elle fut envoyée
au Chili avec la mission de m’introduire dans la Secte. Quelqu’un avait informé
les Chefs Suprêmes de mes quêtes intertextuelles, recherches qui mettent en
cause non seulement l’Edition Céleste, où la Secte a de puissants intérêts,
mais aussi le sous-développement spirituel des romanciers, pitoyablement
asservis par leur entourage. Inquiets de mes découvertes, les Chefs Suprêmes
décidèrent d’utiliser Margaret afin de préparer ma soumission à la Secte ou, dans
le cas contraire, mon anéantissement. Et ils choisirent bien. Margaret est
effectivement belle et intelligente.40 C’est une femme
très séduisante.
–Comment
entra-t-elle en contact avec vous ? Qui vous l’a présentée ?– continua de
m’interroger le Docteur M.
–Personne– répondis-je. –Elle s’est installée dans un appartement adjacent au mien, dans des conditions assez étranges. J’habitais alors dans le centre de Santiago, face au parc Gran Bretaña, non loin du fleuve Mapocho. L’un de mes voisins, un Noir américain, disparut le jour même où Margaret atterrit au Chili. A coup sûr, cet homme était chargé de me surveiller. Après avoir réuni les renseignements nécessaires sur mes activités visibles, il informa les Cercles Supérieurs. Ceux-ci envoyèrent aussitôt un agent pour passer à la phase suivante : espionner l’évolution de ma pensée intime. Telle fut la mission de Margaret. En la rencontrant dans l’escalier de mon immeuble, je tombai éperdument amoureux d’elle et je n’eus de cesse de la faire mienne. Alors, ma déchéance commença et j’empruntai le chemin de mon malheur…
–Pourquoi ce
silence ?
–Mes pensées me
ramènent très loin en arrière, dans mon passé.41 Le souvenir de
Margaret me produit une grande souffrance, une douleur extrême. Si je souffre
d’une maladie, Docteur, c’est du mal d’amour. Aucun psychiatre ne veut
l’accepter, mais de tous les maux de l’esprit, le mal d’amour est le plus
douloureux. C’est comme si Margaret était morte. Sauf que son cadavre continue
à vivre, faisant des ravages. Du moins dans ma mémoire et dans mon imagination.
–Vous avez
raison– convint le Docteur M. –Le mal d’amour est très pénible, d’autant plus
qu’il est souvent le résultat d’un traumatisme émotionnel violent. Et comme
tout traumatisme important –soit organique, soit psychique– il est intensément
douloureux, surtout dans sa phase aiguë. Or, quand il est rebelle et prolongé,
c’est le symptôme d’une maladie plus grave, qui affecte toute la personnalité.
Je crois que c’est votre cas, je ne vous le cache pas. Toutefois, nous savons
aussi que la personne victime du mal d’amour obtient de sa souffrance au moins
un bénéfice : une plus grande conscience d’elle-même et du processus de la vie.
Cela est dû au fait que toute rupture grave rend l’écoulement du temps
–d’habitude imperceptible– subitement conscient. C’est sur cette nouvelle donne de sa conscience que le malade
d’amour peut s’appuyer pour guérir et atteindre un niveau existentiel
supérieur.
–Certes–
approuvai-je. –Mon esprit est beaucoup plus sensible à cause de sa blessure.
Mais parler de Margaret réactive et exacerbe ma peine, parce que chaque pensée,
chaque émotion qui me traverse, rencontre aussitôt son image, comme un aimant.
Voilà pourquoi je préfère ne pas parler d’elle. Tout se mélange dans ma tête.
Je me sens très fatigué…
–Alors, n’hésitez
pas à vous servir de votre Journal. Utilisez-le comme un fil conducteur dans
nos conversations. Lisez-le-moi quand vous le jugerez nécessaire. Il me sera
plus facile de vous comprendre et vous vous fatiguerez moins. De toute façon,
si ça ne va pas aujourd’hui, ça ira demain.42 Engagez-vous ! Vous verrez rapidement, avec
plaisir, mon savoir-faire.43 Grâce aux mesures thérapeutiques que j’ai prises dans votre cas, vous
commencerez à ressentir très vite un soulagement profond… Pour le moment, je
vous recommande de vous reposer. Assez pour aujourd’hui…-44 conclut-il
soudainement, en écrasant sa cigarette et en s’en allant dans un nuage de
fumée.
Une crise
d’angoisse me saisit après la sieste obligatoire de l’après-midi. Je me
dirigeai vers la salle de bain pour me regarder dans le miroir : mon visage
avait sa pâleur habituelle, mais une large blessure traversait mon cuir
chevelu. Je pris l’interphone et priai qu’on m’envoyât d’urgence l’Interne.
–Que se
passe-t-il ?– demanda Wagner, de mauvaise humeur, étouffant un bâillement au
moment d’entrer dans la pièce.
–Désolé de vous
réveiller, mais je suis blessé– dis-je, en lui montrant ma tête.
–Je ne dormais
pas– mentit Wagner. –Et je ne sais pas de quelle blessure vous me parlez. Elle
n’est pas signalée dans les rapports du Docteur M. Je ne vois rien d’autre que
des cheveux noirs. C’est chez vous, sans doute, une illusion d’optique.45
–C’est ce que
vous croyez. Les Hommes Célestes peuvent causer des lésions invisibles pour les
gens ordinaires.
–Je comprends.
Dans ce cas, afin d’éviter une hémorragie, il faudra que je suture cette
blessure invisible.
–O Tod ! –m’exclamai-je–. Ich kenn’s
das ist mein Famulus–
Es wird mein schönstes
Glück zunichte !
Dass diese Fülle der
Gesichte
Der trockne Schleicher
stören muss !46
–ça ne va pas ? Qu’est-ce que c’est que
ce jargon ?
–Je citais
Goethe,47 Interne. Mais à
quoi bon jeter des perles aux pourceaux ?
–Très cher et
très estimé Docteur Faust– répliqua Wagner, de plus en plus agacé. –Depuis que
j’ai le plaisir de vous connaître, je suis convaincu que vous êtes un homme
très instruit et très cultivé.48 Mais il n’est pas nécessaire de me le rappeler à chaque instant.
Maintenant il faudrait vous calmer. L’infirmière va vous apporter un sédatif.
Et je vous prierais de ne pas m’appeler sans motif sérieux. Au revoir !
Peu avant vingt
heures, la diététicienne, une femme de forte corpulence, entra dans la chambre
précédant le chariot de cuisine.
–Comment se porte
notre petit malade, le romancier ?– me demanda-t-elle. –Avez-vous repris du
poids ?
–Pas autant que
vous. Et je vous rappelle que je ne suis pas romancier. Je ne suis pas malade. Et
je n’ai pas envie de parler. Tous ces appareils de sorcellerie me répugnent–
protestai-je, en indiquant les grosses marmites fumantes sur le chariot. –On
prétend que je trouverai la guérison dans cet amas d’extravagances ? Ai-je à
demander conseil à une vieille femme ? Et votre cuisine malpropre va-t-elle
ôter trente années de mes épaules ?49
Le sourire
disparut des lèvres de la diététicienne. Elle donna l’ordre à l’auxiliaire de
laisser le plateau sur la table et sortit de ma chambre sans prendre congé. De
nouveau seul, j’examinai un à un tous les plats. J’ai besoin de comprendre
pourquoi les commodités dont je profite aujourd’hui me sont personnellement
données et à quelles obligations cela m’entraîne.50 Je ne dois oublier à aucun moment que les Cercles Supérieurs peuvent
introduire l’un de leurs agents dans le personnel de la cuisine pour
empoisonner ma nourriture.
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
Octobre
Le Docteur M. arriva
ce matin à neuf heures. Après les questions de routine au sujet de mon état,
nous parlâmes de mon manuscrit.
–La ville que
vous décrivez dans vos notes est New York, n’est-ce pas ?– dit-il, en jetant un
coup d’œil sur la carte de Manhattan que j’ai épinglée au mur.
–Oui. Il s’agit
bien de New York. C’est une ville qui me touche beaucoup.
–Que faisiez-vous
là-bas ?
–Ce fut l’un des
derniers déplacements que j’entrepris commandité par la Secte– répondis-je en
feuilletant mes notes. –La section chilienne m’avait envoyé aux Etats-Unis muni
d’une lettre de recommandation pour un ‘mister’ de la ville. Dès mon arrivée,
je me rendis chez ce ‘mister’51, un Homme de Tous les Soleils qui avait été
informé à l’avance non seulement de mon arrivée, mais aussi de chaque détail
concernant ma vie. Il me reçut froidement dans son luxueux bureau de Park
Avenue et me communiqua que, selon ses informations, j’étais presque un Homme de Toutes les Planètes,
fait rare s’agissant d’un Latino-américain, issu de races, d’après lui, encore
primitives. Ensuite, il me confia ses inquiétudes sur les écoles fondées par la
Société des Hommes Célestes en Amérique Latine. «Les gens de votre pays
étudient et travaillent peu et les objectifs fixés par notre Fondateur sont
loin d’être atteints», se lamenta-t-il. Je me lançai alors dans de longues et
confuses explications sur l’origine de nos difficultés, mais il n’accorda
aucune importance à mes arguments. «Je vois que vous êtes encore perdu dans
d’absurdes rêveries», m’arrêta-t-il. «Nonobstant, nous avons besoin d’hommes
comme vous. C’est pour cela que nous vous avons invité à New York. Demain vous
serez reçu par les Cercles Supérieurs, afin que nous puissions établir votre
position exacte dans le Rayon de Création. Si votre Evolution Cosmique ne s’est
pas arrêtée, nous vous autoriserons à voyager à travers les Etats-Unis. Cela
vous permettra d’admirer les activités exemplaires des Classes Evoluées de
notre Société…» Une invitation comme celle-là, Docteur, était un grand
privilège. Bien des membres de la Secte arrivent au terme de leur vie terricole
sans avoir eu l’opportunité d’échanger une seule parole avec les Chefs
Suprêmes.
–Apparemment,
vous étiez l’un de leurs Elus…
–Exactement.
C’est du moins ce que je pensais avant d’effectuer ma tournée à travers les
grandes villes américaines. Mais l’observation des Classes Evoluées de leur
Société finit par confirmer mes doutes. Je ne vous décrirai pas les détails de
ce que j’eus sous les yeux, tant leur laideur et leur ineptie me furent
désagréables. En substance, je découvris une multitude d’hommes et de femmes
émotionnellement et intellectuellement dévastés, des êtres dépourvus de toute
originalité et même de toute sympathie. Ils travaillaient et étudiaient comme
des automates, laissant transparaître la peur maladive d’être pris en faute par
les Chefs Supérieurs. On ne se saluait pas, personne ne souriait, chacun
parlait à voix basse quand il leur était permis d’ouvrir la bouche. Et les
membres les plus anciens se complaisaient à traiter les nouveaux avec un dédain
insupportable. Ce fut alors, après cette révélation de la véritable nature de
la Société des Hommes Célestes, société qu’on m’avait décrite comme la plus
avancée de la Terre, que je décidai de retourner secrètement à New York dans
l’espoir de sauver Margaret.
–Je croyais
qu’elle était à Santiago– s’étonna le Docteur M.
–Non. Margaret était rentrée aux Etats-Unis bien avant ma venue. C’est elle qui avait persuadé les Cercles Supérieurs de m’inviter dans leur pays. Bref, dès mon retour à New York, je lui téléphonai pour lui demander de venir à mon hôtel. Elle arriva une heure après, vêtue et maquillée comme une call-girl de luxe. Repoussant mes baisers, elle me somma de lui raconter ce que j’avais vu et, surtout, de lui expliquer pourquoi j’avais interrompu ma tournée. Je lui confiai rapidement mes impressions, puis lui proposai de m’épouser pour ensuite nous enfuir à Paris. Méprisante, Margaret m’annonça qu’elle appartenait maintenant à son Chef Suprême, l’homme qui m’avait reçu à Park Avenue et dont elle était devenue la maîtresse.
–Vous auriez pu
vous en douter !
–Bien sûr.
Malheureusement, j’étais trop amoureux, trop naïf. Malgré le choc que me causa
l’aveu de son infidélité, je la pris dans mes bras. Elle se laissa posséder
sans se débattre, puis me rejeta brusquement et s’échappa en me faisant sentir
son dédain et son dégoût. Stupéfait par un mépris et une trahison que je
croyais impossibles, je m’effondrai intérieurement. A partir de cet instant mes
pensées, mes émotions et mes désirs allaient se mélanger dans un cercle vicieux
dont le centre serait toujours le même : elle, mon amour perdu. Autour de moi
tout continuait comme auparavant, mais désormais il y avait entre le réel et
moi un voile qu’aucune idée ne pouvait éclaircir.52 Je ne
pouvais plus entrer en contact direct avec le monde, car la matérialité de ma
douleur m’en séparait. Mon désespoir était profond, mon existence vide de tout
sens, de toute saveur, hormis l’amertume. Et, puisqu’en d’autres occasions les
drogues m’avaient procuré quelque soulagement, je tentai de mettre fin à mon
désarroi en ingérant un hallucinogène.
–Dangereuse idée,
surtout dans votre situation ! De quelle substance s’agissait-il ?
–De quelques
pilules d’acide lysergique. Sous l’effet de cette drogue mon cerveau engendra
un univers de vaines fantaisies,53 auxquelles je m’abandonnai sans résistance. C’est alors que Margaret
téléphona pour s’excuser et me proposer de faire de nouveau l’amour… si
j’acceptais de me présenter devant les Cercles Supérieurs. Je coupai la
communication et quittai furtivement l’hôtel. Je marchai dans les rues
supportant le froid et la terreur qui, désormais, m’accompagnait partout me
mettant dans un état de véritable frénésie. Je ne savais où aller.54
Les piétons m’observaient d’un œil sarcastique, vociférant des insultes
entrecoupées de ricanements. En les entendant rire je croyais entendre un démon
hideux qui se moquait de moi. Et en les voyant tous comme des marionnettes
inconscientes du Fondateur obscur, je pris toute cette humanité en haine.55 Soudain, attiré par des étalages, je ne pus
me retenir d’entrer dans un magasin.56 Là, répondant aux vibrations qui émanaient des objets, je commençai à
les détruire. Plusieurs employés se précipitèrent sur moi pour m’immobiliser.
Le gérant, furieux, appela la police. J’essayai d’expliquer que j’étais victime
d’une Force Maléfique incontrôlable, mais cela n’empêcha pas les policiers de
m’amener au Bellevue Hospital, persuadés qu’ils avaient affaire à un fou… Vous connaissez
la suite de mon histoire…
–Je ne possède
que le rapport envoyé par les médecins qui vous soignèrent à New York.
J’aimerais connaître vos propres impressions.
–Je fus reçu par
un homme en blouse blanche,57 le Docteur K., comme je crois vous l’avoir déjà dit. D’un geste adroit,
qui devait lui être habituel, il ôta ses lunettes, puis, relevant le pan de sa
blouse, essuya les verres et rangea ses lunettes dans la poche arrière de son
pantalon.58 Il
prit quelques notes et ordonna mon hospitalisation immédiate dans le service de
psychiatrie. «Quel abus ! Je vais porter plainte contre vous tous !»
m’écriai-je. «Et de quoi voulez-vous vous plaindre ?» se moqua-t-il. «De ce
qu’on m’a empoigné, moi, un homme normal, pour me traîner de force dans une
maison de fous !» protestai-je. «Et pourquoi, en somme, vous a-t-on emmené chez
nous ?», me demanda-t-il encore.59 Je lui précisai que j’avais besoin de
protection pour ne pas être victime d’un criminel payé par la Société des
Hommes Célestes, mais certainement pas d’une hospitalisation sans objet.
Indifférent à mes protestations, le Docteur K. maintint ses ordres, prétextant
que mon état physique était déplorable. «Allons, vous ne vous sentez pas bien,
restez chez nous»,60 tenta-t-il de me
convaincre. Deux infirmiers vinrent me chercher. En entendant ce que leur
disait le Docteur K., je conclus que mes péripéties lui paraissaient
parfaitement ordinaires, comme si rencontrer un homme poursuivi par la Secte
avait été une affaire habituelle. Les infirmiers, me regardant d’un air
narquois et blasé, me conduisirent dans une salle immense, remplie de
psychotiques. Par chance, je réussis à me sauver et à recouvrer ma liberté.
Hélas !, ma fuite fut de courte durée. La police me retrouva à Greenwich
Village et me ramena de force à l’hôpital. Cette fois le Docteur K. me reçut en
présence d’un diplomate et tous deux se mirent d’accord sur ma destinée : je
devais subir une série d’électrochocs et, ensuite, si mon état le permettait,
je serais envoyé en France, où ma famille paternelle se disait prête à
m’accueillir. Aussitôt, sans que l’on ait demandé mon avis, je fus interné dans
le pavillon d’électrothérapie…
–Je crois que
l’on vous a administré cette thérapie parce que vous n’étiez pas très
coopératif– souligna le Docteur M. –C’est du moins ce que je lis dans le
rapport du Bellevue Hospital. Pour ma part, et je vous dis ceci afin de vous
rassurer, je ne suis pas partisan de l’électrothérapie, quoique certains
médecins pensent que c’est une bonne technique pour sortir un malade de son
enfermement ou quand son comportement devient incompréhensible.
–De quelle
compréhension parlent-ils ?– répliquai-je. –Dès que je leur ai dit que j’étais
poursuivi par un assassin, ils cessèrent de m’interroger. Ils agissaient comme
s’ils connaissaient chaque aspect de ma vie, bien que personne ne me posât la moindre
question. D’abord on me prend pour un fou, puis personne ne veut m’écouter !61
–Essayez d’être
indulgent. Dans ces conditions, il était tout à fait naturel qu’on vous ait
pris pour un fou.62 De plus, ils ne pouvaient pas s’occuper
uniquement de vous. On soigne des milliers de malades au Bellevue Hospital.
–Je ne sais pas
si on peut appeler cela des ‘soins’, Docteur. J’avais entendu parler des souffrances
provoquées par les électrochocs, mais jamais je n’aurais pu imaginer une
torture aussi atroce. En plus de la souffrance physique, ma mémoire fut
gravement perturbée et mon âme réduite en lambeaux.
–Tout cela est
terminé– m’assura le Docteur M. –Dans notre hôpital vous ne courez aucun
risque, parce que nous avons banni ce type de techniques… Ici nous vous
aiderons… Peu à peu vous vous sentirez soulagé… Ici, c’est le calme, la paix…
Nous vous aiderons…-63 insista-t-il, tout en se levant pour prendre congé.
(Fin étape 1)
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
Octobre
Samedi ou
dimanche ? Toujours est-il qu’aujourd’hui le Docteur M. n’est pas venu me voir.
Il s’est excusé par l’intermédiaire de l’Interne. «Si vous voulez, vous pouvez
bavarder avec moi», me dit Wagner, en prenant un air doctoral. «Moi aussi je
suis médecin et mes traitements se sont avérés souvent efficaces.64 Discutant de votre cas avec le Docteur M., je suis arrivé à la
conclusion personnelle que vous ne souffrez pas de mal d’amour, ni de paranoïa,
mais bien d’une psychose maniaco-dépressive, comme tout Faust digne de ce nom.»
Je ne répondis point à ses impertinences, m’appliquant à ordonner mes notes
jusqu’à ce que, dépité, l’Interne quittât la chambre.
En vérité, je me
rends compte que je suis malade, mais je sais que cela n’a rien à voir avec la
folie que l’on m’attribue. Je souffre de malaises physiques engendrés par la
Force Maléfique et aussi d’une certaine fragilité nerveuse : je dors mal, je
m’irrite facilement, il m’est difficile de me concentrer sur ce que je pense et
ce que je fais. Apparemment ce qui a trompé mes médecins, c’est la présence de
voix dans mon cerveau, voix pour eux inaudibles. Comment leur prouver que les
Hommes Célestes ont le pouvoir de se faire entendre par les personnes qu’ils
ont eux-mêmes choisies ? Le Maître
Fondateur ne communiquait-il pas avec ses Disciples Favoris par télépathie ?
Les médecins semblent être sur un autre niveau de perception que le mien et,
naturellement, nous percevons les choses de manières différentes. Quels moyens
ai-je de savoir avec précision ce que le Docteur M. ressent quand il est avec
moi ? Ma seule certitude, c’est que nous ne sommes pas identiques. Moi, je
possède dans le sang l’énigme de l’univers et une peur que ne connaissent pas
les autres. Quelques-uns, peut-être, mais pas aussi profondément. A moi,
seulement, il a été donné de toujours sentir.65 Voilà pourquoi je n’aime pas être ‘soigné’ : Mein Sinn ist mächtig ! Ma Raison est puissante ! Autrement je
serais méprisable comme tous les autres.66 Oui : au risque de paraître fastidieux, je veux m’affirmer moi-même et
me montrer intraitable, me suffire à moi-même et rester inébranlable. N’être le
serf ni le vassal de personne et poursuivre ma route vers les profondeurs de
mon être.67
Octobre
–J’aimerais que
nous parlions un peu plus de la Secte– dit le Docteur M., en entamant notre
conversation d’aujourd’hui. –Vous ne m’avez pas encore décrit avec clarté le
chemin de votre intégration.
–Tout a commencé à
Santiago, où Margaret avait pris rendez-vous avec le Maître Visiteur, chargé de
contrôler l’Enseignement Céleste en Amérique Latine– me décidai-je à raconter.
–Poussé par elle, je me rendis à l’hôtel où il était descendu. Le Maître
Visiteur n’avait rien d’un chef spirituel, entre lui et un représentant de
commerce il n’y avait aucune différence notoire. Il m’invita à prendre un
armagnac à la terrasse de l’hôtel et là, emmitouflé dans un long manteau noir,
il me parla succinctement des principes et des objectifs de l’Enseignement.
«L’un de nos postulats fondamentaux –m’expliqua-t-il– considère que l’homme est
une machine comparable à un appareil mécanique ou électrique, sauf que c’est
une machine beaucoup plus compliquée, dilapidatrice et inefficace». Je me
souvins alors que Margaret m’avait confié que l’objectif dernier de
l’Enseignement était l’Immortalité. «Effectivement, vaincre la barrière de la
mort est notre objectif ultime –confirma-t-il–. Or, pour que cela soit
possible, l’homme doit auparavant réaliser son Eveil. C’est à ce moment-là que
se forme en lui un premier Corps Céleste, la première structure capable de
résister à son anéantissement organique. Ce Corps Céleste est imparfait, encore
soumis à une infinité de lois cosmiques. De nouveaux et pénibles efforts sont
nécessaires au développement d’autres Corps successifs, chaque fois plus
parfaits, pour arriver enfin à la formation de celui dont les caractéristiques,
en plus de l’Immortalité, seront l’Immuabilité, l’Unité et la Vérité. Voilà la
finalité de l’Enseignement. En ce qui vous concerne, vous vivez et travaillez
sur le niveau de la Terre, soumis au pouvoir des 48 lois cosmiques. Mais, à
partir du moment où vous serez inscrit dans l’une de nos Ecoles, vous
atteindrez la sphère de Toutes les Planètes, où le nombre de lois n’est que de
24. Et plus tard, si vous étudiez et payez
de manière convenable, vous pourrez arriver à la sphère du Soleil. Puis, si
tout a été favorable, vous obtiendrez le diplôme d’Homme de Tous les Soleils,
soumis uniquement à 6 lois cosmiques. Et votre intelligence brillera comme le
soleil et vous serez devenu immortel à l’intérieur des limites du système
solaire !» A cet instant, il me frôla le visage de son manteau, de son manteau
tissé d’obscurité et de mal68 et aussitôt la Langue Céleste me devint
transparente, me permettant ainsi de formuler plusieurs questions clefs qu’avec
votre permission je vous transmets sans aucune modification :
«Tell me, hath
every sphere a dominion or intelligentia ?».
«Ay», se limita à répondre le Maître
Visiteur.
«How many heavens,
or spheres, are there ?», poursuivis-je.
«Nine : the seven planets, the
firmament and the empyreal».
«But is there not ‘coelum igneum
et cristallinum’ ?».
«No... They be but fables».
«Resolve me then in
this one question», revins-je à la charge : «Why are not conjunctions, oppositions,
aspects, eclipses, all at
one time, but in some years we have more, in some less ?»
«‘Per inaequalem motum, respectu totius’», affirma-t-il avec une insupportable
pédanterie.
«Well, I am
answered. Now tell me who made the world ?»
«I will not»,69 refusa-t-il, en m’assurant que ‘the
Divine Astrology’ était une matière trop complexe pour mon esprit
ordinaire. Et sur ces mots, il mit un terme à notre entrevue.
–Très
intéressant– commenta le Docteur M. –A première vue, il s’agit d’une école
ésotérique de plus…
–Non. Eux ne la
considèrent pas ainsi, et moi non plus. La Société des Hommes Célestes est une
organisation répandue sur toute la planète et elle compte parmi ses membres des
hommes publics très distingués. Naturellement, ces hommes sont utilisés à une
seule fin : préparer l’avènement de la Dictature des Deux Cents Immortels.
–Je vois. Alors,
pourquoi y être entré ?
–A vrai dire,
après mon entrevue avec le Maître Visiteur, j’avais décidé de rester à l’écart
de la Secte. L’idée de dépasser la barrière de la mort me semblait ridicule et
je n’étais pas disposé à reprendre des études dans quelque école que ce fût.
Mais quand je m’aperçus que Margaret ne tenait aucun compte de mes arguments et
qu’elle s’investissait chaque jour davantage dans les Classes Préparatoires,
j’eus peur de la perdre définitivement. Pour elle, je n’étais qu’un individu
endormi, destiné à être englouti par la Lune, où finissent, selon
l’Enseignement Céleste, les malheureux qui meurent sans avoir atteint l’Eveil.
Après plusieurs semaines de tiraillement et de discussions, mon amour pour
Margaret fut plus fort que ma raison et je finis par m’inscrire à l’école. Au
moins, de cette façon je pouvais rester à ses côtés…
–Je comprends.
Voilà Eros énergumène !…70 Bien. Excusez-moi
d’écourter notre séance, mais je dois me rendre à une réunion clinique
imprévue. Nous continuerons à en parler la prochaine fois…
Octobre
Ma vie à
l’Hôtel-Dieu prend un rythme plus paisible et mes réflexions sur ce qui m’est
arrivé sont moins confuses. Je dois reconnaître que l’attention que me porte le
Docteur M. favorise ce processus, malgré les craintes que sa présence
m’inspire. Au début, quand j’étais encore sous les effets résiduels des
électrochocs et que l’homme en blouse blanche venait à ma rencontre,71 je le confondais avec un extra-terrestre, un ange luciférien venu de l’Au-delà
: «Du calme, du calme. Regardez, je suis ici ! En chair et en os, comme vous.
Est-ce que j’ai l’air d’un fantôme, d’une hallucination ? Je suis venu pour
vous conseiller, pour vous aider. Oui, pour vous aider...»72, essayait-il de me rassurer.
M’aider ? Moi ?
La vérité c’est que pour atteindre mon but, je suis prêt à conclure un pacte
avec Belzébuth lui-même. A cet effet, j’ai proposé au Docteur M. un pacte que
j’ai rédigé en plusieurs langues afin de lui garantir une validité
internationale :
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
–PACTE–
Moi, déclaré ‘fou’ par la Psychiatrie Céleste, je
requiers les services du Docteur M. pour les raisons suivantes :
First : Je veux
faire une grande œuvre, un livre73 d’un genre
nouveau, afin de dénoncer la Société des Hommes Célestes.
Secondly : Etant
donné que c’est l’amour de la Vérité qui fait mon tourment (‘Die Liebe für die
Wahrheit ist mein Schmerz’)74, je prie le Docteur M. de me conduire vers la Vérité
afin que je puisse contempler le portrait véridique de la Société précitée.
Thirdly : I am wanton and lascivious and cannot live
without a hot whore. So, sweet Doctor M., fetch me one, for I will have one.
(I’ll no wife !)75
Fourthly :
Je veux la jeunesse !
A moi les plaisirs,
Les jeunes maîtresses !
A moi leurs caresses !
A moi leurs désirs !
A moi l’énergie
Des instincts puissants,
Et la folle orgie
Du cœur et des sens !
Ardente jeunesse,
A moi tes désirs,
A moi ton ivresse,
A moi tes plaisirs !... 76
Lastly : Und dafür soll mein
sein alle Macht und Herrlichkeit der Welt.77
–Voici le pacte
!–78 annonçai-je
aujourd’hui au Docteur M. lorsqu’il apparut dans ma chambre.
–Très amusant !–
s’écria-t-il, après l’avoir lu. –Mais vous oubliez l’autre aspect du contrat : il
va de soi que votre âme fait partie du marché79 et que vous devez, sans restriction, m’en
ouvrir les portes. J’insiste : sans ce don volontaire et total de votre psyché,
il n’y a pas de psychothérapie possible. Seulement alors vous parviendrez à
récupérer votre meilleure force vitale et pourrez, mieux qu’auparavant, jouir
de la vie. Ce n’est pas tout !– renchérit-il, en me présentant le règlement de
l’hôpital. –Vous avez tendance à vous conduire comme si l’Hôtel-Dieu était
vraiment un hôtel et à vous comporter avec l’indiscipline typique d’un
romancier. A toutes fins utiles, je sollicite quelques lignes de votre main80 et votre signature au bas de ce formulaire…
–Oh ! non–
protestai-je, le prenant à contre-pied. –C’en
est fini des papiers et des signatures. Aujourd’hui les écrits volent plus vite
que les paroles, lesquelles volent vers la lumière. Maintenant personne ne les
veut. Nous sommes, donc, d’accord…81
–Bien– convint le
Docteur. –Puisque l’écriture est pour vous une passion, j’aimerais que vous
rédigiez votre autobiographie. Cela m’apportera une compréhension plus profonde
de votre développement vital. Et vous entrerez en contact avec l’image
historique de votre personnalité. Mais il est nécessaire que vous écriviez avec
une honnêteté absolue, sans autocensure, sans jeux de style, et avec la plus
grande précision et concision possibles. Le récit doit respecter la succession
chronologique de votre vécu et suivre un fil ininterrompu entre les différentes
époques de votre vie. La description exhaustive d’un détail concret est,
finalement, moins importante que la vision globale du cours de votre existence.
Je crains une seule chose : le temps est court, l’art est long. Ecoutez-moi !
Associez-vous avec le poète qui habite en vous ! »82
Même si je
déteste ouvrir mon cœur à quiconque, ou me confier à quelqu’un,83 je me consacre désormais à cette tâche avec la même application qui
était la mienne lorsque, enfant, je faisais mes devoirs. En effet, je ne peux
pas me permettre d’être fainéant parce que, comme dit la chanson, ‘There is no
chief, but only Belzebub !84 Et je noircirai
des feuillets par milliers, cela va sans dire, puisqu’il m’est propre, depuis
l’enfance, quand je fais quelque chose, de ne pas y aller de main morte.85
(Fin Séquence II)
A suivre… (SEQUENCE 3) : Récit de vie.
Kindergarten.)
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes
Célestes
Feuilleton
Séquence 3
(Kindergarten.)
La Société des Hommes Célestes
Résumé des Séquences I et II
(Le protagoniste, un fou interné à l’Hôtel-Dieu, qui se prend pour Faust et qui voit
Méphistophélès caché sous les traits de son médecin, le Docteur M., lui raconte
ses mésaventures à New York. Dans son
délire, déclenché par sa rupture avec sa fiancée Margaret, il se croit
persécuté par une secte, La Société des Hommes Célestes. Le docteur M. lui
demande de raconter par écrit sa vie et son éducation, à partir de ses premiers
souvenirs, récit qu’ils commentent pendant les séances de thérapie. )
SEQUENCE
III
La Société des Hommes Célestes
KINDERGARTEN
Octobre
Ce matin j’ai commencé la lecture de mon autobiographie, texte que j’incorporerai
régulièrement à ce Journal. Suivant les instructions du Docteur M., j’essaie
d’écrire dans une langue simple, ordinaire, faite par la vie; une langue
courante, sans simagrées grammaticales ni manipulations littéraires86:
Les images les plus anciennes
que je garde en mémoire remontent à l’époque où j’avais deux ou trois ans,
quand mes parents vivaient dans un quartier populaire du sud de Santiago. Je me
revois tenant la main de papa, un après-midi ensoleillé et transparent,
parcourant les boutiques à la recherche de quelque décoration pour ma chambre.
J’étais fils unique et nous habitions un petit duplex situé dans un immeuble où
résidaient des dizaines de familles. De ce séjour, je retiens quelques
évènements qui me paraissaient alors miraculeux : quand je demandais une
friandise à ma mère, encore très jeune et enjouée, elle regardait vers le
plafond et, levant les mains, s’exclamait : «Petit Vieux, envoie un bonbon à
cet enfant !» Quelques secondes plus tard, ce mystérieux personnage qui
habitait, semblait-il, sur les toits, laissait tomber la friandise. Je la
mangeais, étonné, puis je répétais la formule, sans aucun succès. Maman, amusée
par ma perplexité, ne m’expliqua jamais que c’était elle qui, d’un geste
rapide, lançait le bonbon en l’air pour me l’offrir ensuite comme un cadeau
divin.
Dans cet immeuble où nous vécûmes peu de temps (mon père,
engagé comme professeur au Lycée Français de Santiago, attendait la fin des
travaux de notre nouvelle maison, construite dans un quartier tranquille et agréable), je connus
mes premiers émois sexuels avec une petite voisine. Quand ses parents
s’absentaient, la laissant seule à la maison pour s’occuper de ses frères
cadets, elle venait me chercher. Son jeu préféré consistait à faire ‘cachita’,
mot énigmatique qu’adulte j’identifierais à une déformation de l’expression
française ‘faire l’amour en cachette’. La fillette me conduisait dans une
chambre et là, sur le lit, ou bien sur le tapis, elle enlevait sa culotte et
remontait sa jupe. Puis, elle déboutonnait mon pantalon et me disait : «Vas-y !
Monte-moi dessus !» Je me rappelle encore l’arôme légèrement douceâtre de sa
peau et le chatouillement de ses mains qui caressaient mon sexe, tandis que ses
frères nous regardaient avec une curiosité complice. Avec le temps je prendrais
moi-même l’initiative de lui demander de faire ‘cachita’, mais ce jeu avait
pour moi une importance plus symbolique que concrète. En réalité le plaisir
consistait surtout à m’allonger sur elle et obtenir cette grâce contre le prêt
de mes jouets, mystérieuse opération qui me comblait d’un sentiment à la fois
d’orgueil et de puissance.
Retenu à la maison par ma nourrice, qui voyait mon flirt d’un
mauvais œil, j’éprouvai ma première grande colère. Pour me venger, je jetai
tous mes jouets dans l’escalier, cassant du coup, à ma grande consternation, ma
voiture de pompiers, cadeau d’un autre personnage invisible et miraculeux, ‘le
Père Noël’. Ma voiture, très convoitée par les autres enfants, faisait
également l’objet d’une étude minutieuse de la part d’un vieux Monsieur qui
portait des lunettes à monture d’écaille, dont l’un des verres avait été
remplacé par un morceau de tissu. Ce voisin mourut alors que nous habitions
encore dans l’immeuble et le jour de ses funérailles on me permit d’approcher
du cercueil. L’aimable vieillard, couvert de fleurs et entouré de cierges
électriques, gisait immobile derrière une vitre transparente. Cette première image
de la mort, si lumineuse et parfumée, me fit croire pendant longtemps que
mourir était un phénomène d’une grande beauté, naturellement désirable. J’avais
déjà trois ans quand je fus baptisé dans l’église du quartier. N’étant pas
catholiques pratiquants, mes parents s’étaient toujours opposés au baptême.
Mais ma grand-mère maternelle insista tant, qu’elle finit par imposer la
cérémonie. De velours et de soie, je fus donc vêtu, portant rubans sur mon
habit, portant aussi une croix dessus.87
Je me rappelle le contact de
l’eau versée sur mes cheveux, le goût du sel sur ma langue et la stupéfaction
que je causai lorsque –devançant mon parrain au moment où le prêtre lui
demandait si je renonçais à Satan– j’affirmai de mon propre chef (même si à
trois ans je n’avais aucune idée précise sur l’existence du Malin) que je
refusais pour toujours ses tentations.
Bientôt
notre nouvelle maison fut prête. Avant de déménager, mon père m’avait souvent
emmené avec lui pour suivre l’évolution des travaux. Les promenades entre les
maisons en construction sur un terrain bordé de vignes me firent découvrir un
monde insoupçonné. Dans mes souvenirs se trouvent encore ces premières
impressions des senteurs végétales, de l’immensité du ciel bleu, déchiré par le
cri énigmatique d’oiseaux que je ne savais pas identifier. Et, cachées au fond
de ma mémoire, restent intactes les images de la maison inhabitée, pleine de
silence, de l’odeur des peintures, des vernis frais et des mastics. Lorsque
nous emménageâmes, ce charme initial disparut. Ma mère posa de lourds doubles
rideaux, et les couleurs sombres des tissus et des meubles obscurcirent la
blancheur des pièces. Un autre monde, plus grave et monotone, succéda au bref
émerveillement qui avait jailli de ma rencontre silencieuse avec la maison
neuve. Le jardin, petit paradis créé par mes parents autour de la maison,
devint le territoire où se consolida ma découverte de la nature. N’ayant pas de
frère, rien ni personne ne troublait l’extase que je ressentais au contact
sensuel des fleurs : les pesantes et radieuses corolles des dahlias, les calas
qui ressemblaient à des entonnoirs blancs d’où émergeait un doigt jaune et
parfois une abeille, le parfum enivrant des jacinthes et des roses, les
trompettes qui faisaient frémir l’air avec leur stridence multicolore, la
provocation sucrée des pétunias que je cueillais afin de sucer les traces de
nectar88 enfoui au fond de leurs
pointes filiformes. Allongé sur le gazon, j’observais les faces surprenantes
des pensées, ou bien je courais derrière les bourdons, les sauterelles et les
papillons qui fuyaient comme des pétales volants. Cette exubérance florale,
l’inquiétante mécanique des insectes, la cascade de lumière solaire vibrant
dans l’éther bleuté du matin, éveillèrent ma sensibilité, soutenue par un
sentiment d’amour, aussi spontané qu’intense, envers la nature. Papa me fit
cadeau d’un tricycle avec lequel je commençai à explorer timidement les
alentours du jardin. Au cours de ces excursions vers l’inconnu, à cheval sur
mon rutilant véhicule chromé, je fis la connaissance de Quique, un enfant au
caractère doux, qui devint mon meilleur ami. Nous rencontrâmes ensuite Pablo, garçonnet
blond et agressif qui s’approcha de nous sur son tricycle délabré pour nous
dire : «Ça, c’est mon tricycle; ça, c’est ma moto, ça, c’est mon auto. J’ai
cinq ans.» A partir de là, nous tombâmes sous son influence et il nous entraîna
dans des jeux plus violents, dans nos premiers conflits, et aussi dans de
précoces jeux sexuels collectifs. Nous nous efforcions d’imaginer le sexe de
nos mères, excités par la contemplation du losange velu de la mère de Pablo,
que nous espionnions par la serrure de sa salle de bain. Et Pablo, peut-être
instruit par ses grands frères, déjà adolescents, nous invitait à expérimenter
l’introduction de canules et de clystères dans le rectum, et à nous caresser le
sexe les uns les autres, opérations auxquelles je me prêtais plus par curiosité
que pour un hypothétique plaisir.
La Société des Hommes
Célestes
La Société des Hommes Célestes
Etape 3
A quatre ans, mes parents m’envoyèrent –vêtu d’un strict
uniforme gris, coiffé d’une casquette et sans savoir tout à fait que j’étais petit
et bourgeois– au Colegio Patria, ‘kindergarten’ régenté par deux vieilles
filles d’origine allemande. Elles
étaient les uniques enseignantes de
cette sorte d’école maternelle, où la plupart des enfants du quartier étaient
inscrits. Mais, bien mieux que ces vieilles dames peinturlurées, ce fut ma
tante Pochi qui m’initia au monde de la connaissance. Sœur cadette de maman,
elle n’avait pas encore vingt ans et son charme magique m’enveloppait,
m’emplissant d’une intime émotion.89
Je ne savais pas pourquoi
elle vivait avec nous (plus tard elle se marierait et partirait avec son époux
dans le Nord du Chili), mais sa présence à la maison était une source d’amour
et d’enchantement. Contrairement à ma mère, qui s’occupait surtout de papa et
de l’organisation de la vie familiale, Pochi, toujours souriante et
affectueuse, consacrait une bonne partie de son temps à jouer avec moi et à
m’aider dans mes devoirs scolaires. Délicieusement coquette, maquillée et vêtue
comme une poupée, elle me saturait de son parfum d’oranger et de jasmin, me
couvrant de baisers chaque fois que je parvenais à reconnaître une lettre de
l’alphabet. Remplir les lignes d’un cahier avec des petits bâtons bien droits
et réguliers, construire des lettres et des mots à partir de ces signes, puis
les combiner et les identifier avec les images du syllabaire et avec les sons
modulés par les lèvres rouges de Pochi, tous ces actes à la fois ancestraux,
minimes et universels, se confondirent dans mon esprit avec l’amour et la
beauté.
Le
‘Kindergarten’ (appelé ainsi à une époque où l’influence de l’Allemagne
hitlérienne se faisait sentir lourdement en Amérique du Sud) était une école
mixte, où je connus Margarita, ravissante brunette aux longs cheveux et aux yeux
noirs dont je tombai éperdument amoureux. Hélas, ma passion fut malheureuse car
la fillette, qui me dépassait d’une tête, non seulement ne m’accordait aucune
importance, mais habitait un quartier très éloigné du mien. Notre relation se
limita au prêt d’un stylo automatique, que je lui repris quelques jours plus
tard quand j’eus compris que rien ne modifierait son indifférence. Je me
contenterais alors de reproduire son nom à l’aide des lettres en bois qu’on
m’avait offertes afin d’apprendre à écrire. Néanmoins cette passion pour
Margarita fut peu de chose comparée à celle suscitée par l’épouse de notre
voisin. Je rêvais de son sexe, un sexe fantastique que j’imaginais comme de
longs et fins filets de chair rose, quelque chose comme des pis de vache, ces
animaux qui paissaient dans un pâturage devant la maison.
Au
Colegio Patria, comme l’indiquait son nom, les maîtresses nous inculquaient les
concepts de nation et d’Etat, de patrie et d’histoire. Chaque matin, avant de
commencer les classes, nous étions rassemblés dans le jardin de l’école pour
chanter l’hymne national au pied du drapeau. Ensuite, d’un pas martial, nous
nous dirigions vers les salles de classe où les maîtresses se relayaient pour
réciter avec nous le syllabaire et écrire les lettres et les chiffres qui
passaient du tableau noir à nos cahiers. Chaque jour elles nous racontaient un
épisode de l’histoire du Chili –spécialement la guerre d’Indépendance et les
victoires de notre héros national, Bernardo O’Higgins– et nous devions nous
débrouiller pour comprendre que tous ces événements lointains, violents et
incroyables, étaient à la base de notre présent, si calme et pacifique…
–Bien– dit le Docteur M. –Nous en resterons ici pour aujourd’hui. Je
crois que parmi ces souvenirs il est déjà possible d’entrevoir les données
primordiales qui se constituent dans la nature de l’homme pendant son âge
préparatoire, et qui déterminent plus tard, pendant sa vie responsable, son
caractère…90 Mais n’anticipons
pas sur votre lecture. Nous poursuivrons demain…
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Roberto Gac Retour au sommaire
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Roberto
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Etape 4
Très vite j’abandonnai le
syllabaire (continuai-je à lire aujourd’hui) et abordai des textes plus complexes.
Parmi ceux-ci, je fus vivement attiré par ‘Marta y Jorge’, moins pour l’intérêt
du récit que pour l’épaisseur du volume et la couleur rouge de sa couverture.
Un intense désir de posséder ce livre (dont Quique avait déjà un exemplaire)
s’empara de moi et, jour après jour, je suppliais mes parents de me l’acheter.
Chaque soir, j’attendais le retour de papa espérant qu’il l’apporterait en même
temps que son journal. Ma déception était immense en voyant qu’il l’avait
oublié ou, comme il me l’assurait, que le livre ne se trouvait pas encore dans
les librairies du centre de Santiago. Finalement, un soir que papa et maman
étaient rentrés ensemble (je m’étais couché, luttant pour maintenir mes
paupières ouvertes car, cette fois-ci, j’en étais persuadé, ils m’apporteraient
‘Marta y Jorge’), mon désir fut exaucé. Papa monta jusqu’à ma chambre et déposa
sur la table de chevet un paquet blanc d’où fébrilement je sortis le trésor de
mes rêves. Je caressai la couverture de carton un peu bombée (détail qui me fit
craindre que cet exemplaire ne fût défectueux) et respirai l’odeur qui se
dégageait de ses pages satinées. Pendant un long moment je contemplai les
illustrations, puis, quand maman eut éteint ma lampe, je le reposai sur le
guéridon encore éclairé par la lumière du couloir. Lorsque cette lumière
disparut, je le pris et le posai sous l’oreiller attendant l’arrivée du jour
pour commencer à le lire.
Mon penchant pour la lecture surgit en moi avec une force comparable
à celle qui plus tard me pousserait à collectionner des objets en tout genre,
impressionnant mon père au point qu’il me fit cadeau pour mon cinquième
anniversaire d’une collection de contes illustrés. Le Chat Botté, Blanche
Neige, Pinocchio, Le Petit Poucet, Le Vilain Petit Canard, Hansel et Gretel, etc.
allaient structurer dans mon imagination un univers aussi vivant que celui de
mon foyer et de mon l’école, sauf que les aventures de ces personnages fabuleux
me paraissaient beaucoup plus intéressantes que ma vie quotidienne. Mais les
livres de contes ou mes textes d’écolier ne furent pas l’unique chemin vers le
monde de la lecture. Eliana, une très jeune nourrice, achetait chaque semaine El
Peneca, un magazine pour enfants et adolescents. Elle attendait avec tant
d’impatience le jour de la parution hebdomadaire, qu’elle finit par me
transmettre son intérêt. Tout comme elle, je me passionnai pour les aventures
du chien ‘Cœur Vaillant’, magnifique berger allemand qui, semaine après
semaine, sauvait des garçons et des filles des flots tumultueux où ils avaient
chuté, ou des assauts d’un bandit. Dès lors, ce fut moi qui attendis
impatiemment le jour où le vendeur passait en criant El Peneca, pour
prendre la revue avant Eliana.
De temps en temps, le dimanche
matin, mon père m’emmenait au centre ville pour assister à la séance matinale
du cinéma Metro, dont l’écran me semblait une porte magique vers des mondes à
la réalité aussi éphémère qu’inaccessible. Après cette fête de lumières et de
couleurs consacrée aux péripéties du canard Donald et de la souris Mickey, nous
allions nous promener à la place principale de Santiago, superbe jardin
sillonné de sentiers pavés, bordés de magnolias et de palmiers. J’étais captivé
par un petit bateau de métal, peint en bleu et en rouge, qui servait de
devanture au vendeur de cacahuètes grillées et par un arbre plus beau que tous
ceux que j’avais vus, un arbre exclusivement composé de ballons en forme de
chats ou de saucisses, d’œufs ou de colombes. Papa m’achetait un chat, puis me
suivait du regard dans mes courses folles sur les pelouses.
Mon père était Breton,
originaire d’un village du Finistère, proche de Fouesnant. Fils unique comme
moi, il avait quitté la France après la mort de sa mère, veuve de la Première
Guerre mondiale. Modeste instituteur, il choisit d’émigrer au Chili attiré par
les facilités octroyées aux immigrés européens depuis la fin du XIXe siècle,
notamment pour s’installer dans le sud du pays. Mais mon père n’eut pas besoin
d’aller plus loin que Santiago, où il trouva aisément une place d’enseignant au
Lycée Français. C’était un homme grand, fort et paisible, parlant peu,
peut-être parce qu’il n’avait pas perdu l’accent de sa langue natale et qu’il
s’exprimait dans un castillan qui faisait rire maman. Lorsqu’il lui arrivait de
s’entretenir en français avec ses collègues quand ceux-ci venaient à la maison,
je l’écoutais émerveillé, imaginant derrière ses paroles pour moi
incompréhensibles, un monde secret, chargé de mystères et de prodiges. Papa
était peu loquace, mais sa douce attitude à mon égard remplaçait les paroles d’affection.
Jamais il ne me punit et il existait entre nous deux un sentiment qui ne connut
d’autres soubresauts que ceux provoqués par maman quand elle dénonçait mes
espiègleries. Tout s’arrangeait par des tête-à-tête dans son bureau, au cours
desquels, profitant de l’occasion, il me montrait les livres de sa bibliothèque
et m’apprenait quelques mots en français («Juste pour jouer», me disait-il. «Il
faut d’abord que tu apprennes à parler correctement ta langue maternelle. Plus
tard, quand tu seras grand, je t’emmènerai en France et tu parleras comme
moi.»)
Maman –qui rencontra mon
père alors qu’elle suivait des études en obstétrique dans une clinique voisine
de l’Alliance Française– était une femme explosive et douce à la fois, capable
des gestes les plus tendres et es colères les plus violentes. Je me rappelle
ses réprimandes et ses punitions, ainsi que sa tendre sollicitude quand je
tombais malade. Déjà insomniaque pendant mon enfance, il suffisait qu’elle
prononçât quelques paroles d’amour, pour qu’immédiatement le sommeil
m’emportât. Pourtant elle restait souvent enfermée dans un étrange et
incompréhensible mutisme, nimbée de tristesse. J’ignorais à ce moment-là que
mon père souffrait d’un cancer et qu’elle redoutait de le voir mourir
prématurément. Je garde toujours en mémoire les traits fins de son visage, son
teint pâle, ses yeux profonds et obscurs, la sensualité de ses mouvements quand
elle se maquillait, l’odeur de ses parfums, les couleurs surprenantes de ses
vêtements. Je la voyais rarement sortir seule, mais quand cela arrivait,
c’était pour aller retrouver mon père. En vérité, ma mère n’avait pas de vie
personnelle, elle existait sous l’aile protectrice de papa, qu’elle aimait sans
condition. La vie de mon père était devenue sa propre vie, et elle avait
volontiers abandonné ses études de sage-femme, trouvant dans le mariage la
raison centrale de son existence. Un jour, Pochi vint me chercher à l’école. En
voyant son visage baigné de larmes et au ton altéré de sa voix, je sentis que
quelque chose de grave était arrivé. Cette nuit-là, malgré mes pleurs et mes
protestations, je dormis chez une famille amie. Mon père (je l’appris quelques
jours plus tard) était mort au cours d’une intervention chirurgicale pratiquée
en urgence. Je n’assistai pas aux funérailles (maman ayant considéré que cela
m’aurait fait souffrir inutilement) et je restai avec les images vivantes de
cet homme lumineux et chaleureux qu’avait été papa : sa majestueuse corpulence,
son visage aux traits agréables, son large sourire, sa voix claire et sereine.
Je ne remarquai pas son absence jusqu’au jour où j’entrai de nouveau dans son
bureau. Rien n’avait changé, il y avait toujours les mêmes meubles, les mêmes
étagères croulant sous les livres. Par un chemin caché de mon esprit, les paroles
de ma mère devinrent transparentes : «Papa est parti très loin, pour
longtemps…» Au fond de moi émergea la certitude que jamais plus je ne le
reverrais, que la première tragédie de mon existence avait eu lieu. Je ne
pleurai pas. Mais quelque chose se brisa dans mon âme, une zone resta à jamais
détruite. Perdu dans un foyer qui me paraissait trop grand, j’avais
l’impression d’être l’habitant d’un monde fantasmagorique, le personnage
tragique d’un cauchemar. Je cessai d’être l’enfant joyeux et confiant que
j’avais été jusqu’alors et devins un garçon mélancolique, inquiet et rebelle
qui arpentait, solitaire, les couloirs et les pièces de la maison.
Assis à la place de papa dans
le fauteuil de son bureau, j’entendis un soir les sirènes annonçant un incendie.
En d’autres temps je me serais précipité dans la rue pour voir passer les
pompiers, mais cette fois-ci je me contentai de me lever pour regarder
l’horizon à travers la fenêtre. Puis, indifférent aux cris des enfants du
quartier, je retournai m’asseoir. Une sensation entièrement nouvelle m’envahit,
tandis que mon regard se posait sur le chiffre qui, en gros caractères,
s’inscrivait sur la couverture de l’annuaire téléphonique : 1947. Je répétai à
haute voix ce chiffre, revêtu soudainement d’une signification profonde. 1947
était l’indication du temps qui passait, le signe que j’étais, que j’existais,
et je vis clairement ce mystère.91 Peu à peu la douleur provoquée
par la mort de papa s’effaça et, dans les semaines et les mois qui suivirent,
éveillé à la conscience de l’abîme qui m’entourait, je n’ai plus ri ni pleuré.92 Je compris aussi que la fin de sa
vie n’impliquait pas la fin de la mienne et, tout en gardant le sentiment d’une
absence abyssale, je me vis comme un être singulier, essentiellement
indépendant de n’importe quel autre…
La Société des Hommes Célestes
Roberto
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Etape 5
–Il est évident que la disparition de votre
père fut l’événement le plus marquant de votre enfance– commenta le Docteur M.
–Du moins en qui concerne votre développement psychique. On pourrait dire que cette mort favorisa chez
vous l’accès à un niveau supérieur de conscience et, simultanément, provoqua
une fragilité au cœur de votre personnalité… Comment voyez-vous aujourd’hui cet
épisode ?
–Je n’ai pas de souvenirs plus précis que ceux que je viens de vous
raconter. Je peux seulement ajouter que l’absence prématurée et définitive de
mon père laissa un vide qui ne fut jamais comblé…
–Pas même par le Maître Fondateur ?
–Je ne
comprends pas ce que vous voulez dire.
–Nous en causerons plus longuement la prochaine fois,93 mais d’ores et déjà nous pouvons affirmer que la perte de votre père
entraîna la première cassure importante de votre psychisme. Et même si cette
fracture psychique allait cicatriser et guérir, il resterait dans votre esprit
un point fragile, susceptible de se rompre de nouveau, surtout dans des
situations de grande tension intellectuelle et émotionnelle. James Joyce –pour
citer ici un exemple extrait de la littérature– montre dans son Portrait
d’un Artiste Adolescent de quelle manière la présence du père est décisive
pour la maturation de la sphère intellectuelle de l’enfant, tout comme
l’influence de la mère est déterminante en ce qui concerne la sphère
émotionnelle…Que s’est-il passé avec votre mère veuve?
–Elle se remaria rapidement. Elle n’avait
pas les moyens nécessaires pour me nourrir et m’envoyer à l’école. Ne tenant
aucun compte des critiques de sa famille et encore moins de celles émises par
la famille de mon père –quelques cousines et tantes bretonnes que je ne verrais
jamais– elle accepta les propositions de mariage du chirurgien qui avait opéré
mon père.
–Comment avez-vous vécu ce remariage ?
–Très mal. Néanmoins, avec le temps, j’accepterais qu’un autre homme
partageât la vie de maman… et la mienne. Je me souviens avoir connu des moments
où ma mère m’apparaissait monstrueuse…
–Le fort contraste dans la description que vous faites de vos parents
est frappant. Vous décrivez votre père comme un homme réceptif, doux,
bienveillant, tandis que vous peignez votre mère comme une femme instable,
plutôt lointaine et indifférente.
–C’est vrai. Peut-être était-ce dû à la présence de domestiques à la maison– l’excusai-je. –Chez nous, comme dans la grande majorité des familles de classe moyenne au Chili, il y avait une ou deux bonnes,
totalement intégrées à la vie du foyer. Et c’étaient elles –Ruperta, Sarah,
Eliana, Clara, Guillermina, Flor, etc.– qui, successivement, tout au long de
mon enfance, allaient s’occuper de moi beaucoup plus que maman. J’avais
tendance à rejeter, d’une façon injuste et cruelle, ces femmes qui usurpaient
la place qu’aurait dû occuper ma mère. Quand elle s’absentait, je restai seul,
livré aux humeurs des jeunes nourrices dont le comportement à mon encontre
était parfois abusif. Sarah, par exemple, me faisait entrer avec elle dans la chambre
de mes parents. Là, devant une psyché, elle se déshabillait complètement et me
demandait de lui caresser le bout de ses seins, puis son sexe. Et, sous
prétexte de ‘jouer au docteur’, elle me branlait doucement, me serrant contre
son corps. J’éprouvais un mélange de honte et de peur, mais, à vrai dire,
j’aimais bien ‘jouer au docteur’…
–Belle façon d’éveiller les vocations médicales !– s’écria le Docteur
M., en riant. –En tout cas, votre nourrice était beaucoup moins fautive que
votre mère. Mais revenons à votre beau-père. Quel genre d’homme était-ce ?
–Ce n’était pas un mauvais bougre. Mais, hormis le fait de me nourrir,
de me vêtir et de subvenir aux dépenses scolaires, il ne me prêtait pas grande
attention. Jamais il ne joua avec moi, ni ne s’intéressa à mes problèmes
affectifs. Avec maman, il était très autoritaire, quelquefois blessant et
grossier, particulièrement quand elle lui reprochait ses aventures avec
d’autres femmes. Cependant, entre mon beau-père et les pères de mes amis il n’y
avait pas beaucoup de différence.
–C’est-à-dire qu’il était comme un père ordinaire– affirma le Docteur.
–Un homme qui se propose de vous alimenter, de vous héberger et de vous ‘éduquer’, confondant l’éducation avec les ‘bonnes
manières’ et la mémorisation de connaissances, en général inutiles. C’est à
cela que se limite l’éducation à notre époque.94 Bien. Laissons la
suite pour la prochaine fois. Il se fait tard…
Dimanche, probablement. A la place du
Docteur M., c’est Wagner qui vint me voir.
–Comment allez-vous, Monsieur le romancier ?– me demanda-t-il pour
m’embêter, me voyant travailler sur mes cahiers.
–Moi, romancier ? Je ne compte pas sur cette profession qui donne à ceux
qui l’exercent de nombreuses chances de devenir candidats directs à l’Enfer.95 Ecrire des romans n’a plus aucun sens à notre époque !
–Pourtant, on publie chaque année des milliers de romans– rétorqua
Wagner.
–Certes. Mais les libraires ne savent qu’en faire. Personne ne les
achète. C’est pour cela que je réfléchis à un genre littéraire de mon
invention, qui permettra de passer et de repasser merveilleusement du bizarre
au commun, de l’absolu de la fantaisie à la rigueur extrême, de la prose aux
vers, de la plus plate vérité aux idéaux les plus fragiles.96 Un genre destiné à sortir la littérature de la banalité romanesque où elle
a été précipitée et à lui redonner son rôle de phare de l’intelligence humaine.
Bref, une nouvelle forme littéraire dont je veux faire usage pour atteindre le
but que j’ai en vue97 : démasquer la Société des Hommes Célestes.
–Alors, vous êtes très bien ici– dit
Wagner, railleur. –Un hôpital psychiatrique est le lieu idéal pour mener à bien
ce genre de tentatives. Nous vous apporterons toute l’aide nécessaire.
Avez-vous besoin de quelque chose en particulier ?
–D’une machine à écrire–
m’empressai-je de répondre. – Ou plutôt, d’un nouveau type de machine, dotée de
mémoire et capable de corriger les fautes de frappe. Avec un appareil ordinaire
on peut écrire des romans, mais pas des intertextes, le genre post-romanesque.
–Vous demandez trop,
Monsieur le post-romancier– se moqua Wagner, me prenant par un bras pour me
conduire sur la balance. –Mieux, chaque fois mieux. Votre poids augmente de
presque trois cents grammes par jour. A ce rythme vous sortirez d’ici transformé
en éléphant… Bien. Avant de révolutionner la littérature, continuez à rédiger
votre autobiographie. Modestement, simplement, comme vous l’a demandé le
Docteur.
Mon beau-père (repris-je
aujourd’hui ma lecture) chirurgien médiocre et sans renom à Santiago, accepta
un poste au sud du pays. Bien sûr, on ne me demanda pas mon avis et ma mère ne put
s’opposer, elle non plus, à notre déménagement. Tous les meubles furent
emballés, y compris les livres de papa, et nous partîmes au début de l’automne
vers Temuco, la ville où nous allions désormais résider. Nous voyageâmes dans
les wagons-lits de l’express de nuit, où mon beau-père avait réservé deux
compartiments contigus, confortablement aménagés. L’insolite de la situation,
l’excitation du voyage, effacèrent en moi la tristesse d’avoir quitté Santiago
et mes amis du Colegio Patria, occultant provisoirement dans mon esprit les
images laissées par mon père décédé. La fatigue fut plus forte que la nouveauté
de me trouver dans le train et, après avoir tenté inutilement d’apercevoir le
paysage à travers la vitre rectangulaire qui était juste à la tête de mon lit,
je m’endormis profondément.
Le lendemain matin maman vint
me réveiller et je sautai d’enthousiasme quand j’appris qu’il restait encore de
longues heures de trajet. Un peu plus tard, un valet de chambre vint restituer
au compartiment l’aspect d’un petit salon, intime et douillet, tandis que
‘papa’ (car ma mère m’obligeait à appeler mon beau-père ainsi) commandait le
petit déjeuner. En buvant mon chocolat chaud dans une tasse de forme rebondie,
croquant une galette au citron et regardant par-delà les fenêtres les sommets
lointains de la cordillère des Andes, j’eus l’impression que toute tristesse
était impossible, que toute incertitude quant à mon destin était injustifiée.
Mon beau-père m’expliquait, presque avec amabilité, que Temuco était la capitale
de La Frontera, la région où vivaient les indiens Mapuche, derniers survivants
des habitants primitifs de l’Araucanie et dont la férocité et la vaillance
légendaires m’avaient été contées plus d’une fois au Colegio Patria. L’arrivée
à Temuco fut d’autant plus décevante que j’avais imaginé une forteresse
imprenable, où je verrais des pièces d’artillerie98 la protégeant d’éventuelles attaques d’Indiens, et non la ville
pacifique et moderne qui nous accueillait.
(Fin
Séquence III)
A Suivre (Séquence
4 : L’Education religieuse)
La Société des Hommes Célestes
La Société des Hommes Célestes
FEUILLETON
Séquence IV
L’Education Religieuse
La Société des Hommes Célestes
Résumé
Séquence III
« Faust »
commence à raconter son éducation reçue à l’école maternelle, le
« kindergarten », où il apprendra à lire et à écrire. Il raconte aussi
ses premiers émois amoureux et le choc provoqué par la mort de son père. Sa
mère veuve acceptera les propositions de mariage du chirurgien qui opéra sans
succès le père décédé. A l’initiative du
beau-père, la famille part s’installer dans le sud du Chili où le petit
« Faust » continuera son éducation dans un collège privé dirigé par
la congrégation française de La Salle….
SEQUENCE IV
La
Société des Hommes Célestes
L’EDUCATION RELIGIEUSE
Notre installation à
l’Hôtel Central, où nous allions résider plusieurs semaines avant de trouver un
logement définitif, me consola largement. En effet, non seulement la grande
salle à manger au plafond vitré où l’on servait les enfants avec la même
courtoisie que les adultes, le monumental escalier en bois de raulí qui reliait
les salons du rez-de-chaussée aux chambres, et sur les rampes duquel je pris
l’habitude de me laisser glisser, mais surtout Mae, la fille du directeur de
l’hôtel, transformèrent cet endroit en une sorte de paradis terrestre inespéré.
Mae, à peine plus âgée que moi, m’initia aux sombres labyrinthes de cette
énorme demeure et me fit connaître les cuisines et les dépendances de
l’établissement, m’encourageant à pénétrer dans un vaste et obscur bûcher. Là,
d’un commun accord et comme si cela avait été la chose la plus naturelle du
monde, elle enleva sa culotte pour me montrer son sexe, petite fente humide
sentant le pipi, où, par obligeance, j’introduisis mon doigt. Après cet
attouchement parfaitement innocent, et alors qu’elle m’apprenait à manger un
coing au sel, nous fûmes surpris par son père qui, sans doute parce que mon
beau-père était l’un de ses meilleurs clients, se limita à réprimander sa
fille. Quant à moi, qui redoutais un châtiment divin et mon expulsion de cet
endroit, je fus gratifié d’un sourire hypocrite.
En attendant mon inscription dans une nouvelle
école, maman me fit découvrir Temuco. Cette ville de cinquante mille habitants,
fondée soixante-dix ans auparavant, était étonnamment bien urbanisée, active et
prospère. Son développement, très accéléré en raison de la richesse agricole de
la région, dépendait aussi du commerce établi entre les ‘huincas’ (les Chiliens
blancs dont je faisais partie sans le savoir) et les centaines de Mapuches qui
descendaient chaque jour au marché. Ces hommes et ces femmes au teint cuivré, protégés
par leurs chamales, vêtus de leurs grands ponchos noirs striés de rouge, de
vert ou de bleu, et qui portaient comme tout signe de richesse un pendentif en
argent ouvragé, n’avaient rien de féroce ni d’effrayant. Et si leurs traits aux
pommettes hautes et aux yeux noirs ne laissaient transparaître aucune
gentillesse particulière, c’était simplement dû au fait qu’ils étaient victimes
des pires injustices de l’Etat.
Une fois installés dans un appartement proche
du marché principal de la ville, ma mère devint l’une de leurs clientes les
plus assidues. Elle acquit un splendide choapino de laine multicolore qui
servit de tapis dans le salon, et plusieurs autres, plus petits, utilisés comme
descentes de lit dans les chambres. De grands llepus –plateaux circulaires
tissés avec des joncs– furent fixés aux murs et, à côté d’eux, quelques instruments
de musique achetés à un vieux Mapuche qui jouait de la trutruca dans un coin du
marché. Cet instrument, sorte de longue corne en bois qui mesurait presque deux
mètres et qui émettait une seule note rythmée par le roulement répété d’un
cultro –petit tambour confectionné en peau de chèvre– allait éveiller
définitivement ma curiosité pour la culture indigène. Accédant aux souhaits de
maman, mon beau-père nous fit découvrir les environs de Temuco et, accompagnés
d’un guide, nous visitâmes Pillán-Lelbún, une réserve indienne. Je pus
constater que les Araucans ne vivaient pas comme nous dans des maisons en dur,
mais dans des rucas, spacieuses tentes coniques construites avec de la totora.
L’intérieur de l’unique pièce –circulaire et éclairée par une ouverture dans le
toit, orifice qui servait également de cheminée– était assez grand pour
contenir les lits, la cuisine et le garde-manger, ce qui donnait une impression
d’agréable chaleur humaine dans une habitation conçue, non pour séparer la
famille, mais pour la maintenir constamment unie.
Le guide, métis d’origine
mapuche, nous raconta que ses compatriotes avaient été brutalement dépossédés
de leurs terres par les colons blancs et que la culture indienne était en voie
de disparition. Touché par ce récit, je demandai à maman si nous pouvions
emmener vivre avec nous quelques-uns des enfants qui s’ébattaient, libres et
heureux, entre les rucas, criant dans une langue pour moi totalement
incompréhensible. Maman, indifférente à ma demande, se mit à marchander avec la
Machi –la sorcière de la tribu– le prix d’un diadème de llancas, pierres
semi-précieuses de couleur turquoise. La Machi finit par céder et lui vendit en
plus quelques tupus et trariloncos, les épingles et les pièces d’argent qui
ornaient son turban. De son côté mon beau-père, aussi arrogant qu’ignorant des
coutumes araucanes, lui demanda le prix d’un magnifique escalier taillé dans
l’épaisseur d’un canelo –l’arbre sacré de l’Araucanie– qui poussait au centre
de la réserve. Outragée, la Machi lui répondit que cet escalier était le rehue,
l’autel où elle entrait en transe au cours du machitún, rituel célébré afin
d’obtenir la guérison d’un malade, et aussi lors des nguillatunes, les
cérémonies consacrées au dieu Nguenechén aux époques de sécheresse.
Nous quittâmes la réserve
sans avoir pu rencontrer le chef de la tribu, le toqui, homme fier et
orgueilleux qui ne voulut pas nous recevoir. Il acceptait notre présence dans
son domaine parce que cela apportait un peu d’argent à ses gens, mais il ne
s’abaissait jamais à traiter directement avec les huincas. Plus tard, en
retrouvant les larges avenues de Temuco et en jouant dans ma tête avec les mots
mapuches que j’avais plus ou moins bien retenus, je pensais déjà à Mae et à
notre prochaine rencontre, quand je lui raconterais, enthousiaste, mon
aventure…
–Bien que
cet enthousiasme fût de votre part pure naïveté infantile 99, vous avez eu un grand
privilège en entrant en contact direct avec ces Indiens– dit le Docteur. –Chez
eux, ainsi que chez la plupart des peuples appelés stupidement
‘sous-développés’, la fonction existant sous le nom de ‘conscience morale
objective’ n’est pas encore atrophiée (comme c’est le cas chez la majorité des
peuples ‘développés’) et demeure en leurs présences presque dans son état
primitif, 100 encore non dénaturée.
C’est pourquoi il est intéressant de savoir dans quelle mesure les années
passées en Araucanie influencèrent votre développement psychique… Mais que
s’est-il passé avec votre petite amie Mae ?
–A partir
du moment où nous quittâmes l’Hôtel Central, il me fut quasiment impossible de
la revoir. Au cours des premiers mois dans notre nouvel appartement, ma mère
faisait encore venir les repas de l’hôtel. Chaque fois que j’en avais
l’occasion, je profitais de cette espèce de cordon ombilical qui nous unissait
à notre premier foyer et je m’arrangeais pour accompagner le domestique chargé
d’aller chercher la ‘vianda’ –un cylindre composé de petites casseroles
blanches dans lesquelles le chef disposait méthodiquement les plats– avec
l’espoir de rencontrer Mae. Mais elle se lassa de mon éloignement et notre
passion s’acheva sans explications le jour où je la surpris jouant dans le hall
avec un autre garçon, le fils d’un nouveau client…
–Eros
énergumène !– s’esclaffa le Docteur M. –Vous avez commencé très tôt votre
apprentissage du mal d’amour ! Bien. Nous avons assez parlé pour aujourd’hui.
Nous continuerons demain…
La
Société des Hommes Célestes
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Société des Hommes Célestes
Etape 6
Octobre
Si
la découverte de la culture araucane fut pour moi une surprise majeure
(poursuivis-je ce matin), l’Institut Saint Joseph, où j’allais être éduqué selon
les canons du christianisme et de la civilisation européenne, ne m’en étonna
pas moins. Bien que Temuco ne fût pas la forteresse que j’avais imaginée, au
centre de la ville s’élevait, tel un bastion, l’Institut bâti par la
congrégation de La Salle, retranchée en plein cœur de l’Araucanie pour propager
l’enseignement chrétien et la culture française.
Dès
le début de notre installation dans le sud, j’avais entendu mes parents
discuter du choix de l’établissement scolaire où je serais inscrit. Bien sûr,
leur idéal était de donner à leur fils la meilleure éducation et la meilleure
instruction qu’on puisse recevoir sur Terre.101 Mon beau-père, homme de science et franc-maçon, aurait préféré l’un des établissements
publics de la ville, où Pablo Neruda et Gabriela Mistral avaient étudié et
travaillé, mais ma mère, soucieuse de ses relations sociales, ne voulut pas
envisager d’autre possibilité que mon inscription dans une institution privée.
«Plus tard tu pourras exempter de toute culpabilité tes parents, qui uniquement
veulent ton bien, comme tous les parents pieux et responsables»,102 m’assura maman. En effet, l’Institut Saint Joseph était non seulement
l’établissement où les familles aisées de Temuco envoyaient leurs fils, mais
son internat, réputé dans toute La Frontera, hébergeait les héritiers des plus
riches propriétaires terriens de la région, dont beaucoup étaient des Français
et des Allemands installés au Chili depuis le XIXe siècle. Ces arguments, mais
aussi l’envie de m’éloigner de la maison, firent céder mon beau-père, qui
accéda au désir de maman.
Mon
intégration à l’internat coïncida avec l’arrivée de l’hiver austral, précoce et
pluvieux. Le ciel perpétuellement couvert de nuages, les jours et les semaines
d’une pluie interminable,103 les rues ruisselantes d’eau et les habitants protégés par leurs
imperméables et leurs sabots en caoutchouc, créaient un nouveau décor dans
lequel la vie simple et ensoleillée de mes premières années, se transforma dans
une existence qui s’abritait derrière les carreaux humides des fenêtres et dans
laquelle mes études allaient primer largement sur le jeu. J’avais sept ans
quand, valise à la main, je me retrouvai au pied de mon lit dans le dortoir réservé
aux internes les plus jeunes. La séparation d’avec ma mère me plongea dans une
affliction proche de celle que j’avais connue lors de la mort de mon père, mais
maintenant j’étais suffisamment lucide pour comprendre d’où venait ma disgrâce
et qui étaient les coupables de ma douleur morale. Muet et triste, j’allais par
les vastes patios sautant de dalle en dalle pour éviter les flaques d’eau,
cherchant le refuge naturel des gigantesques araucarias qui étalaient leur
ramure en forme de parapluie. De cet abri, je contemplais l’intense agitation
des centaines d’élèves dont quelques-uns, ceux des cours supérieurs, portaient
déjà moustache et cravate.
Pendant
les premiers jours j’éprouvai la crainte d’être emporté par cette multitude
mouvante, vive et inconsciente comme une amibe monstrueuse, et je passais la
plus grande partie de la nuit à pleurer silencieusement au fond de mon lit.
Cependant, peu à peu, cette tristesse céda le pas à la curiosité. Le bruyant
désordre des corps et des mouvements qui régnait pendant les récréations, était
arrêté brusquement par deux coups de cloche. Simultanément, les élèves
restaient immobiles à la place qu’ils occupaient. Deux nouveaux coups de cloche
les libéraient, juste le temps nécessaire pour former les rangs dans un silence
grave, avant d’obéir au signal de chaque professeur qui les faisaient entrer en
ordre dans les salles de classe. Il me fallut quelques semaines pour apprendre
les règles qui régissaient cette citadelle où désormais je vivais, à répondre
aux sonneries, cloches et sifflets qui agissaient sur nous comme des fils
invisibles. J’éprouvais même un certain plaisir à me soumettre à ces rites
élémentaires, gagnant ainsi l’estime des religieux, en particulier celle du
Frère François –‘el Hermano Pancho’– mon premier maître.
La
salle de la troisième préparatoire, niveau scolaire où je fus inscrit malgré
mon âge inférieur à celui exigé, se trouvait un peu excentrée du reste du
collège et située à côté de la chapelle. Le Frère François, notre instituteur,
était un vieux mathématicien français qui consacrait les dernières années de sa
vie à l’éducation des plus petits. Assis sur mon banc, j’observais ses gros
souliers noirs, aux pointes relevées, et le petit plastron rectangulaire, raide
et blanc comme une carte de visite, qui interrompait la sombre monotonie de son
habillement. Il passait lentement entre les rangées des pupitres, baguette de
bois à la main, mouchant son énorme nez dans un morceau de tissu qu’il sortait
d’une de ses manches, et s’adressait à nous d’une voix caverneuse dans laquelle
on percevait, irréductible, l’accent de sa langue natale.
Avant
de commencer les classes du matin, mais aussi avant et après chaque récréation,
nous devions rester debout près des bancs, faire le signe de croix et réciter le
Notre Père, l’Ave Maria et le Gloria, signe et prières pour moi inconnus et que
je m’efforçais d’imiter en espionnant du coin de l’œil mes camarades. Remuant
les lèvres en silence, je me cachais derrière l’élève qui me précédait dans la
file, pour ne pas être pris en défaut par ‘el Hermano Pancho’, lequel dirigeait
les oraisons debout sur l’estrade où était installé son bureau. Mon incertitude
et ma peur ne cessèrent que quelques jours après mon intégration aux cours
(retardée à cause du déménagement dans notre nouvel appartement), lorsque le
Frère François déposa sur mon pupitre mes livres de classe, empilés les uns sur
les autres, couronnés par un volume à la fois plus petit et plus épais, doté
d’une couverture en carton noir. C’était un missel contenant les prières qui
m’étaient inconnues et que j’allais commencer à mémoriser à partir de ce jour.
Joints au missel, je trouvai un catéchisme élémentaire à la couverture
violette, le livre de lecture, un manuel d’arithmétique et un autre de
l’Histoire du Chili, sur lequel je découvris avec joie le portrait de Bernardo
O’Higgins, seul personnage qui me fût familier dans cet univers peuplé de
figures inconnues, parfois effroyables, comme celles qui illustraient le livre
d’Histoire Sainte, couleur vert pomme.
Ces
livres, tout comme les cahiers neufs, le papier buvard, l’encrier rempli
d’encre bleue et le porte-plume en bois vernis, eurent sur moi l’effet d’un
cadeau inespéré qui me combla de joie et d’enthousiasme. Et, alors même que
leur utilisation quotidienne les avait déjà défraîchis, je les posais devant
moi essayant de revivre le moment où le Frère François me les avait apportés,
sorte d’initiation à une connaissance dont j’ignorais encore l’importance et
les limites. Chaque soir, avec une grande application, je prenais mon
porte-plume et traçais les huit lignes de copie obligatoires, avant de préparer
les leçons du jour suivant. Je regrettais mes anciennes lectures, bien plus
intéressantes que celles de mon nouveau manuel, chargé de récits ennuyeux qui
racontaient le destin catastrophique des enfants désobéissants ou impies, et la
gloire de ceux qui savaient être des fils et des catholiques modèles. Les fins
de semaine, c’était mon beau-père lui-même qui –luttant contre ses convictions
maçonniques– m’aidait à réviser les leçons de catéchisme, matière plus
importante et décisive, selon le Frère François, que l’histoire ou l’arithmétique.
Pas
à pas je parvins à connaître d’autres secteurs de cette complexe citadelle
qu’était l’Institut Saint Joseph : le grand gymnase qui servait également de
salle de cérémonies, la librairie et la petite pâtisserie ouvertes à chaque récréation,
le réfectoire aménagé sous la chapelle, les nombreux terrains de basket-ball
(le jeu favori des élèves), puis le jardin couvert de bougainvilliers qui
entourait le bureau de la direction et, au-dessus de celui-ci, le musée
Araucan. Ce dernier n’était qu’un vaste grenier au plafond très haut, mal
éclairé, où s’entassaient un grand nombre d’objets et d’armes ayant appartenu
aux Mapuches : outils agricoles, statuettes en bois, assiettes en terre cuite,
arcs, flèches et haches, lance-pierres, etc. Dans cet endroit lugubre je
repérai aussi quelques portraits de personnages pour moi tout à fait anonymes,
parmi lesquels celui du Roi français de l’Araucanie, Antoine de Tounens, et
celui de Don Alonso de Ercilla y Zúñiga, l’auteur de L’Araucana. Plus
tard j’apprendrais qu’Antoine de Tounens avait été un avoué périgourdin qui, en
1861, créa l’éphémère royaume de la Nouvelle France. Cet humaniste, un peu fou,
avait voulu libérer le peuple araucan de la tutelle chilienne, ce même peuple
dont Alonso de Ercilla raconta la lutte contre les conquérants espagnols dans
une épopée écrite au XVIe siècle, poème fondateur de la littérature
latino-américaine et chef-d’œuvre méconnu de la littérature universelle.
La
chapelle de l’Institut s’élevait dans l’aile la plus moderne de l’édifice,
construite dans un style vaguement néo-classique. Je me souviens avec précision
de ma première visite, du silence quasi parfait qui régnait à l’intérieur, de
la lumière tamisée qui traversait les vitraux multicolores et de la surface
brillante et impeccable du sol dallé. Fasciné par cette ambiance qui
contrastait avec le bruit de la cour, avec l’obscurité et l’odeur fétide des
salles à manger aménagées en dessous, j’eus l’impression d’avoir dépassé les
limites d’une zone interdite. La présence de quelques élèves qui entraient et
sortaient sans entraves, finit par me tranquilliser et je longeai timidement
l’allée centrale m’extasiant devant la couleur des vitraux mauves, jaunes et
rubis, vert émeraude et bleu roi, qui représentaient des scènes religieuses
dont j’ignorais tout. Sans savoir quelle attitude adopter, je posai mon regard
sur l’autel principal, entre les colonnes duquel se détachaient trois statues.
L’une d’elles, la plus élevée, représentait le Christ, et les deux autres, la
Vierge Marie et son époux, Saint Joseph.
Le
Christ, les traits doux et bienveillants, barbu et coiffé d’une longue
chevelure de plâtre se répandant sur ses épaules, désignait l’infini d’une main
et, de l’autre, son propre cœur qui surgissait miraculeusement par-dessus ses
vêtements. Saint Joseph avait des yeux en verre et tenait entre ses bras, collé
fermement à sa tunique marron, un rameau de lis fleuri. Et la Vierge, vêtue de
pesantes et rigides tuniques blanches et bleu ciel, regardait vers le même
infini que son Fils. Je ne connaissais pas les relations familiales existant
entre ces statues couvertes de fleurs, ornées de petites ampoules électriques
vissées sur les rayons en bois d’une sorte de soleil artificiel, et j’ignorais
aussi la raison d’être d’une lumière rouge qui pendait sur un tabernacle doré,
au centre de l’autel. Intuitivement, cependant, je me laissai imprégner par le
mystérieux respect qui émanait de plusieurs élèves agenouillés sur les bancs et
je pris la même attitude de pieuse adoration.
A
partir de ce jour et à mesure que l’étude du catéchisme et les sermons du Frère
François allaient me convaincre de l’importance de prier, je retournerais à la
chapelle essayant de récupérer la paix que j’avais perdue après la mort de
papa. Je me rendis compte qu’à l’intérieur de cet espace sacré, l’ordre annoncé
par les cloches et imposé par les prières avant et après les cours, y
atteignait son point culminant. Lors de mes visites successives (et le nombre
de visites au Sanctuaire permettait aux religieux de faire la différence entre
les ‘bons’ et les ‘mauvais’ élèves), je fis la connaissance des autres
personnages de ce monde à la fois fantomatique et lumineux, en particulier ceux
qui figuraient sur les vitraux, importés directement de France. Je découvris le
visage angélique et le corps cuirassé de Jeanne d’Arc, l’attitude grave et sèche
du fondateur de la congrégation –Saint Jean Baptiste de la Salle-, le regard
solennel de Louis IX, le roi médiéval dont la présence symbolique à proximité
des réserves araucanes m’apportait des échos fabuleux d’une civilisation
lointaine, à laquelle j’étais pourtant lié par l’origine de mon père.
D’ailleurs, les élèves d’origine française étaient nombreux à l’Institut,
surtout parmi les internes, dont les parents étaient les colons installés dans
la région. Et j’écoutais –touché par la même fascination avec laquelle jadis
j’avais écouté mon père– les Barthou, les Châteaux, les Ocqueteaux, les
Marchant, les De la Harpe, etc., parler entre eux dans cette langue mystérieuse
qu’était pour moi le français et que, grâce à eux, j’allais entendre tout au
long de mon enfance.
Assister
à la messe obligatoire du jeudi et à la messe dominicale, ouvrit mon
intelligence à une compréhension progressive de l’univers catholique. N’ayant
pas fait la Première Communion, je devais me contenter de participer à l’office
d’une manière passive et non sans envie je voyais s’avancer vers l’autel les
élèves qui allaient communier, paupières baissées, accompagnés par la musique
du grand orgue installé à l’étage, au fond de la chapelle. Je devais également
me contenter de faire chorus aux formules de latin que je ne comprenais pas, et
qui s’écoulaient de mes lèvres comme un petit ruisseau coule sur les cailloux
qui ne comprennent rien à son murmure.104 J’imitais aussi les mouvements de mes voisins, lesquels se mettaient
debout ou s’agenouillaient, chantaient ou priaient d’après les ordres que le
Frère Directeur donnait avec ses mains, dans l’attente de la fin d’une
cérémonie qui d’habitude, car nous étions encore à jeun, me paraissait
interminable.
Peu
à peu je pus identifier dans mon missel plusieurs des oraisons latines,
traduites et lues en castillan par le Frère François, et je connus ainsi
l’existence de Melchisédech, d’Abraham et d’Isaac, de l’Archange Gabriel et de
beaucoup d’autres saints, hommes et noms qui nourrissaient ma fantaisie
d’images auxquelles j’attribuais une réalité aussi intense et matérielle qu’à
celles des statues de la Vierge et de Saint Joseph. ais, plus que tout autre
chose, la lecture de l’Histoire Sainte –à laquelle nous consacrions chaque jour
la dernière heure de la matinée– m’aida à consolider les idées et les
sentiments éveillés dans mon esprit par les prières. Et cet univers fictif ou
historique, mais pour moi bien réel, au centre duquel se trouvait le peuple
d’Israël, le Christ et ses apôtres, allait m’accompagner en permanence, bien
au-delà de la chapelle du collège…
–Autrement dit
–commenta le Docteur M., tout en regardant sa montre– vous étiez déjà, dans
votre enfance, entré en contact avec les Hommes Célestes…
–La Société
des Hommes Célestes est une réalité aussi concrète que la société américaine–
me défendis-je. –L’existence des anges, des démons et des saints a cessé de me
préoccuper depuis de nombreuses années.
–Nous
n’avons plus le temps aujourd’hui pour en parler, mais j’aimerais vous rappeler
que, comme tout être humain, vous êtes également un homme doté de fantaisie et
d’imagination. Et il est très difficile, surtout pendant l’enfance, de
distinguer les limites qui séparent le monde imaginaire du monde réel… Enfin.
Nous aurons l’occasion d’approfondir tout ceci une autre fois… A bientôt.
–So long. But these slender questions
Wagner can decide ! Hath Mephistophilis no greater skill ?–105 haussai-je la voix,
mi-furieux, mi déçu, tandis que le Docteur M. disparaissait dans le couloir.
(Diable !
Que le Docteur M. est décevant ! Non seulement il ne comprend rien aux Hommes
Célestes, mais en tant que démon il n’est pas non plus très malin. Au lieu de
m’imposer d’écrire comme un écolier, ne pourrait-il pas m’offrir une nouvelle
Marguerite, une villa au bord de la Méditerranée, un cabriolet de luxe, une
tournée des grands-ducs dans les cabarets de la ville ? J’ai bien peur d’être
obligé de me débrouiller tout seul !)
(Fin Etape 6)
La
Société des Hommes Célestes
La
Société des Hommes Célestes
Etape 7
Octobre
Alors que j’étais en
troisième préparatoire (repris-je aujourd’hui mon récit), on m’inscrivit à mon
insu à l’Archiconfrérie de l’Enfant Jésus, où étaient réunis les meilleurs
élèves des trois premiers cours du primaire. Il n’y eut jamais de réunions ni
d’activités particulières au sein de ce groupe et je ne me rappelle que du jour
où, chacun de nous portant autour du cou un ruban rose et une médaille en
plomb, nous fûmes rassemblés dans la cour devant le photographe de la revue du
collège. Le Frère François me plaça juste au milieu de mes camarades et je
découvrirais plus tard dans la revue (non sans surprise, car personne ne m’en
avait informé), mon propre nom en tant que Président de l’Archiconfrérie. Ce
fut ma première participation à une association catholique, involontaire et
sans conséquence. Or, l’année suivante, on me proposa d’intégrer la Croisade
Eucharistique, organisation réservée aux élèves des trois dernières années
préparatoires. Le spectacle des Croisés, ceints d’une splendide écharpe bleue
s’approchant de l’autel pour recevoir la Communion, m’avait tellement
impressionné que j’acceptai de participer à ce groupe de privilégiés, lesquels,
de surcroît, m’aideraient à me défendre contre l’agressivité des internes plus
âgés. Depuis mon arrivée, j’avais reçu plusieurs fois des gifles et des coups
de pied, aussi bien dans les dortoirs que dans la salle à manger, où les Frères
n’arrivaient pas à imposer le même ordre que dans la cour ou dans les salles de
classe. Faisant désormais partie d’une élite, je me sentais d’autant mieux
protégé que les autres Croisés pouvaient venir à ma rescousse en cas de
conflit.
Comme mes parents ne
m’autorisaient toujours pas à faire ma Communion, je restai, pendant cette première
année, au niveau le plus bas de la stricte hiérarchie militaire de la Croisade.
Je dus me résigner à ma qualité de ‘soldat’, jaloux de mes camarades déjà
‘capitaines’ qui avaient, eux, un insigne doré, émaillé de couleurs vives,
tandis que le mien n’était que de couleur argentée, orné d’une simple croix de
malte émaillée de bleu. Néanmoins, quand j’intégrai la sixième préparatoire et
commençai ma préparation pour recevoir le sacrement de l’Eucharistie, le Frère
Etienne –chef du cours et responsable de la Croisade– me nomma capitaine,
avancement qui m’ouvrait le chemin pour devenir éventuellement Général des
Croisés. Ma première Communion allait marquer mon incorporation définitive au
catholicisme, me permettant de participer, à égalité avec mes camarades, à la
vie religieuse du collège. J’eus alors le droit de me confesser et,
convenablement paré de mon écharpe bleue, de m’approcher de l’autel pendant la
messe afin de partager le ‘Banquet de l’Eucharistie’. Mais ce ne serait qu’une
année plus tard que ma progression à l’intérieur des organisations catholiques
atteindrait son apogée. Les élèves des Humanités étaient invités à s’inscrire à
la Congrégation de Marie, association beaucoup plus démocratique que la
Croisade, laquelle dépendait des dictats suprêmes du Frère Etienne. Par contre,
les membres de la Congrégation de Marie élisaient leurs dirigeants à partir
d’une liste de candidats proposés (et là s’arrêtait la démocratie de la
République de Marie) par le Frère Jean, responsable de la Congrégation. Dès le
début je fis partie des dirigeants, ce qui me donnait le droit de communier
décoré d’un brillant ruban de soie blanche, d’où pendait une lourde médaille en
argent gravée à l’effigie de la Vierge, notre patronne vénérée. Je développai
une dévotion passionnée à l’égard de cette Dame qui m’aidait du Ciel à lutter
contre le plus épouvantable des fléaux selon le Frère Directeur : la
masturbation, appelée par les religieux ‘vice solitaire’ et, aussi, pour des
raisons que je ne comprenais pas, car je n’y voyais aucun mal, ‘mauvaise action
contre soi-même’.
Pour se débarrasser de moi
les fins de semaine, ma mère m’autorisait à utiliser le laisser-passer que mon
beau-père avait obtenu pour entrer dans les quatre cinémas de la ville,
privilège dont j’abusais abondamment. Ainsi je tombai amoureux, à huit ans, de
Dorothy Lamour, Yvonne de Carlo, Heddy Lamarr, Diana Durbin, Susan Hayward,
Deborah Kehr, Lana Turner, Betty Grabble, Cyd Charisse et autres actrices
américaines qui jouaient le rôle d’héroïnes dans les films de cow-boys et les
mielleuses comédies musicales tournées à Hollywood. Ces dernières, à l’égal des
extraits publicitaires des films à venir –les synopsis– échappaient à la
censure ‘interdit aux moins de quinze ans’, et je finirais par leur donner ma
préférence car on y voyait les danseuses à moitié dévêtues, exhibant impunément
leurs jambes, leurs poitrines et leurs fesses magnifiques. Eliana, l’employée
de maison qui nous avait suivis depuis Santiago, achetait désormais chaque
semaine la revue Ecran, dans laquelle apparaissaient les vedettes de
cinéma photographiées dans des poses provocantes. La plus mauvaise action
contre moi-même consistait, avant de m’endormir, à évoquer leurs formes
pulpeuses, tout en me caressant le sexe quand je couchais à la maison, et
seulement en pensée quand je couchais à l’internat, où les Frères vérifiaient
si nos mains étaient bien sur les draps, sous peine d’aller en Enfer après la
mort et à la douche froide dans le futur immédiat.
Le Frère Directeur
organisait périodiquement des cycles de conférences destinées à mettre un frein
au ‘vice solitaire’ qui, d’après ce que j’arrivai à en déduire, provoquait de
terribles dégâts non seulement chez les internes, mais aussi chez les externes
et, probablement, chez les religieux eux-mêmes. Le Directeur –surnommé ‘El
Taco’(Le Talon), parce qu’il portait des chaussures pourvues d’énormes talons
afin de compenser sa petite taille– était un excellent orateur qui nous
racontait des histoires épouvantables sur le destin des enfants impurs, écrasés
par un camion envoyé par la justice divine ou assassinés par une ombre nocturne
qui sautait de lit en lit dans le dortoir des internes. Dans tous les cas,
l’âme des infortunés serait jetée dans le feu éternel où personne, pas même
leurs parents, ne pourraient les aider. Les sermons finirent par me convaincre
–en dépit de la douce et apaisante réalité du plaisir– que la jouissance
sexuelle était la source de tous les malheurs que Dieu pouvait nous envoyer et,
surtout, du mépris et des châtiments infligés par les religieux aux élèves qui
évitaient la communion hebdomadaire, révélant ainsi la lascivité de leur âme.
La pratique de la masturbation, qui jusqu’alors m’était apparue aussi agréable
qu’anodine, devint un péché dans lequel je continuai de tomber, mais dorénavant
accompagné d’angoisses et de tourments émotionnels qui me laissaient exténué, y
compris lorsque mon combat contre la Chair se terminait en victoire.
Le cinéma, danger
redoutable dans ma lutte pour la ‘pureté’, créa dans ma conscience une sorte de
contrepoids à l’univers religieux. Face au rite de la messe dans la chapelle
resplendissante de lumières, remplie de fleurs, traversée par les vibrations
majestueuses de l’orgue et des chœurs, la projection cinématographique dans une
salle complètement obscure à l’exception de l’écran, espèce d’autel multicolore
et vivant, représentait la contrepartie exacte. Pourtant le cinéma, bien
qu’étant essentiellement un spectacle, me paraissait moins spectaculaire que
les cérémonies religieuses, peut-être parce que mon attitude y était passive,
tandis que pendant la messe j’étais un participant actif. Au cinéma, phénomène à
la fois immédiat et éloigné de moi, où régnait un ordre et un silence
interrompu uniquement par les exclamations qui ponctuaient la mort du bandit ou
le baiser final du couple de héros, ma fantaisie acceptait aisément ce monde
virtuel. Mais, quand arrivait la fin du film et que les lumières de la salle se
rallumaient, je rechutais désagréablement dans la réalité quotidienne, séparé
brutalement d’un univers que je supposais exister dans un pays lointain –les
Etats-Unis– et qu’à partir de cet instant j’allais tenter de recréer dans mes
jeux, comme s’il eût été essentiel pour restituer à ma vie son sens et sa
stabilité. A l’envahissement progressif de mon esprit par les images des
saints, de la Vierge et du Christ, s’ajouta donc cet autre courant formé par des
héros et des étoiles qui, à l’inverse des archétypes proposés par le
catholicisme –structurés autour de la crainte de Dieu, la charité, l’humilité
et la pureté– mettaient l’accent sur la vaillance et la force, la conquête des
honneurs et de la richesse et, en particulier, sur les délices de l’amour
charnel, d’autant plus tentant qu’il était interdit…
–Je vous
comprends– dit le Docteur M., d’un air qui me parut légèrement goguenard. –‘Les
stars’ américaines font rêver dans la mesure où les êtres humains sont sujets à
percevoir et à ajouter foi à n’importe quelles balivernes106, surtout
lorsqu’elles viennent du cinéma ou de la télévision. Certes, le cinéma était aussi
dans votre cas une espèce de soupape, de porte de sortie de ce monde étroit et
asphyxiant de l’internat et de l’enseignement religieux. Pourtant, même s’il
vous divertissait et vous apportait une connaissance indirecte de mondes
éloignés, cette porte de sortie qu’il vous offrait n’allait pas vers la
réalité, mais, encore une fois, vers la fantaisie. Autrement dit, si le cinéma
contribua à vous équilibrer par rapport à l’univers imaginaire de la religion,
cet équilibre n’eut pas lieu entre fantaisie et réalité, mais entre fantaisie
et fantaisie. Et aux Hommes Célestes venus de l’Histoire Sainte, s’ajoutèrent
les étoiles du firmament… cinématographique américain. J’insiste sur ce dernier
point parce qu’il est nécessaire de tenir compte du fait que si le contact avec
la nature et la vie de la région de Temuco favorisa en vous l’influence de la
culture araucane, et si votre internat à l’Institut Saint Joseph vous apporta
l’influence de la culture européenne, le cinéma vous plaça sous l’influence de
l’Américan Paradise, ce fantastique paradis inventé à Hollywood. Nous ne
pouvons pas encore établir la signification précise de ce croisement
d’influences dans votre enfance, mais sans doute la poursuite de votre récit
nous apportera la clarification nécessaire… De quoi parlez-vous ensuite dans
votre autobiographie ?
–De ma sexualité et des moyens que
j’utilisais pour la réprimer – répondis-je.
–Bien– dit le Docteur M., en
quittant son siège. –Laissons ce thème pour la prochaine séance…
Octobre
L’influence qui me permit
d’ériger une solide barrière contre le sexe (continuai-je ma lecture), barrière
avec laquelle j’arrivais à éloigner presque complètement les images érotiques
et, par conséquent, à éradiquer la masturbation pendant de longues périodes,
fut l’engagement progressif de ma volonté dans la bataille pour les honneurs
scolaires. Toutefois, de la même façon que pendant la troisième préparatoire
les concepts de péché, d’impureté, d’offense à Dieu et de châtiment éternel ne
m’avaient inquiété que d’une manière ambiguë et superficielle, je n’accorderais
une véritable importance à la conquête des honneurs scolaires que dans les
années suivantes. Les notes –auxquelles à l’Institut on attribuait une valeur
aussi grande qu’aux dévotions religieuses– étaient octroyées chaque semaine par
le Frère Directeur, qui passait dans nos classes le samedi matin. Debout à côté
de l’estrade, il nommait les élèves par ordre alphabétique et annonçait les
notes obtenues en Conduite, Application, Politesse et Ponctualité, disciplines
pour moi sans signification précise. Puis, ceux d’entre nous qui avaient obtenu
la note maximale –7– dans chacune de ces disciplines, étaient invités à se
lever et à s’approcher du Directeur lequel, d’un geste théâtral, plongeait une
main dans un grand pot coincé sous son bras et sortait une poignée de bonbons
pour les distribuer en guise de récompense.
Pour des raisons qui
m’étaient obscures, car je n’avais pas encore associé ces chiffres que le Frère
François annotait dans nos livrets avec mon comportement au collège, j’étais
habituellement appelé à l’estrade et il me semblait normal d’avoir obtenu ‘quatre
7’ et de recevoir les bonbons. Les rares occasions où cela n’eut pas lieu (sans
savoir non plus pour quelle raison), j’éprouvai une émotion mélangée
d’incrédulité et d’humiliation, qui me fit comprendre l’importance aussi bien
morale que gastrique d’être dans le groupe des élus. Aux qualifications
hebdomadaires s’ajoutaient les notes trimestrielles, beaucoup plus nombreuses
parce qu’elles englobaient la totalité des matières étudiées. Et au pied de la
colonne de chiffres portés sur la page centrale du livret, face à la rubrique
‘points’, figurait le total des notes et le rang obtenu par chaque élève. Le
jour où je fus le premier, place que je n’avais pas cherchée simplement parce
que je n’avais pas encore compris son intérêt, mon beau-père –qui rarement me
souriait– me donna l’accolade et me fit cadeau d’un flambant billet de cinq
pesos, félicitation et récompense qui ne se reproduiraient jamais plus, mais
qui suffirent à me persuader qu’il était avantageux d’être un bon élève et
surtout, d’être ‘le premier de la classe’, but qui dorénavant orienterait tous
mes efforts.
Mes bons résultats au cours
de la troisième préparatoire décidèrent mes parents à me faire sauter le cours
suivant et à intégrer directement la cinquième préparatoire. Désormais, tout au
long de mes années d’apprentissage, j’allais traîner comme un pied bot ma
différence d’âge, irrémédiablement inférieur à celui de mes condisciples. Et,
alors que je venais juste de m’adapter aux conditions imposées par l’internat,
il me fallut, encore une fois, affronter de nouvelles matières et m’habituer à
de nouveaux camarades. Ces derniers non seulement dominaient l’art de la
division et de la multiplication, de la conjugaison des verbes, de la
calligraphie et du dessin technique, possédant déjà les premiers éléments du
français et de l’anglais, mais ils étaient nettement plus robustes et sportifs
que moi et, surtout, beaucoup plus mûrs émotionnellement. En outre, en
cinquième préparatoire les résultats hebdomadaires comprenaient les notes de
toutes les matières, dont l’addition déterminait implacablement la place méritée
par chacun des élèves. Seuls les trois premiers étaient invités à monter sur
l’estrade d’honneur pour recevoir les bonbons et les félicitations du
Directeur, heureux trio dans lequel je ne parvenais pas à m’introduire. Cette
situation déplorable m’obligea à augmenter le nombre d’heures que je destinais
à l’accomplissement de mes devoirs, si bien que le temps que je consacrais au
jeu finit par disparaître…
–Certainement,
les enfants qui vont à l’école ont à apprendre par cœur tant de leçons, tant de
poésies de toutes sortes, que les pauvres n’ont jamais le temps de s’adonner à
aucun jeu–107, soupira le
Docteur M. –Et cependant le jeu, comme les psychologues modernes l’ont montré
sans équivoque, est le point de départ de tout véritable apprentissage… Mais
continuez, je vous prie…
Hélas, même en travaillant
plus que les autres, je n’arrivai pas à récupérer la place d’honneur à laquelle
innocemment je m’étais accoutumé pendant la troisième préparatoire. Je commençai
donc à prêter attention aux recommandations du Frère Directeur, qui nous
assurait que la Vierge et l’Enfant Jésus pouvaient nous aider dans nos études,
et que la dévotion à leur égard, ainsi que l’absolue pureté du corps, étaient
les meilleurs moyens pour obtenir la place la plus élevée. Ainsi, piété et
succès, pureté et ‘première place’, devinrent pour moi une entité
indissociable. Autrement dit, si je ne parvenais pas au succès scolaire que je
désirais, cela ne pouvait provenir que de ma présence peu agréable aux yeux de
Dieu parce que je ne savais pas me protéger des tentations de la chair, comme
les Frères nous le martelaient inlassablement. Ma mère, de son côté, venait
appuyer cette vision des choses. Très réservée au sujet du sexe, thème qu’elle
évitait soigneusement d’évoquer devant moi, elle trouvait dans les pratiques
religieuses un bon moyen pour contrôler ma conduite. Et même si mon beau-père
ne cachait pas sa désapprobation en me voyant prier à genoux au pied du lit
avant de me coucher ou arriver à la maison en fin de semaine avec le portrait
de quelque saint que je posais sur son bureau en remplacement d’un tableau ou
d’une statuette qui me semblait obscène, il acceptait mon puritanisme en
silence, d’autant qu’il coïncidait avec mon intense investissement dans les
études…
–C’est une
idée funeste de vouloir à tout prix éviter de parler aux enfants de la question
sexuelle108– dit le Docteur,
m’interrompant de nouveau. –L’onanisme est, précisément, l’une des conséquences
de cette éducation qui a pour principe le silence autour de la sexualité…
–Pour être
sincère, je comprends les parents qui ne veulent pas aborder cette question
avec leurs enfants– répliquai-je. –Je vois mal ma mère ou mon beau-père ou les
Frères des Ecoles Chrétiennes me donnant des leçons sur la vie sexuelle.
D’ailleurs, je ne l’aurais pas supporté. Aujourd’hui, il paraît que les enfants
sont instruits à l’école sur tout ce qui concerne la reproduction, ses
mécanismes et ses dangers. Mais ces informations, plutôt physiologiques,
n’auraient pu m’expliquer pourquoi la jouissance sexuelle était considérée
comme quelque chose de mauvais et de condamnable.
–Bonne
remarque– convint le Docteur. –L’éducation sexuelle ne peut se borner à
expliquer le mécanisme de la reproduction. Il faudrait éclairer le lien entre
les données purement physiologiques du problème et ses aspects psychologiques
et moraux. Mais continuons, s’il vous plaît…
En dépit de mes visites à la
chapelle lors de chaque récréation et des prières que je récitais chaque soir
au lieu de penser aux lèvres de Rita Hayworth ou aux jambes de Marlène
Dietrich, il me fut impossible d’avancer au-delà de la septième place sur les trente
élèves qui composaient la classe. Moqueur, mon beau-père attribuait ce
classement à la faiblesse de mon caractère, et me citait le cas d’enfants
capables des plus incroyables prouesses intellectuelles. Je faisais ce que je
pouvais, mais il me fallut attendre l’année suivante, la sixième et dernière
préparatoire, pour me placer parmi les premiers. Malheureusement, tourmenté de
toutes parts par la compétition scolaire, la menace de l’Enfer, la lutte contre
le plaisir sexuel et l’incompréhension de mes parents (pour lesquels l’unique
façon de justifier le prix élevé de mon internat était que je leur offrisse les
meilleures notes), je finis par montrer des signes d’épuisement. L’angoisse me
submergeait au point que je ne réussissais à m’endormir qu’après de longues
heures d’insomnie, durant lesquelles j’avais peur d’être emporté par un démon
ou de voir ma maison détruite par le feu divin. De plus, une fois endormi, les
horreurs du châtiment éternel hantaient mes rêves et souvent je me réveillais
en proie à des cauchemars, hurlements et apparitions horribles et
épouvantables.109 Je vivais alors comme dans un rêve, affligé par la
terreur de la mort inévitable.110
L’accomplissement des devoirs
scolaires, obligation agréable au commencement de mes études, se mua en une
véritable hantise. L’arithmétique, la géographie, l’histoire, la grammaire
cessèrent d’être les matières pleines d’intérêt qui avaient éveillé mon appétit
de connaissance, et devinrent de simples prétextes à une compétition
impitoyable pour être le meilleur élève, exacerbée jusqu’à la cruauté par les
Frères. Etre ‘le premier de la classe’, performance qui au début me semblait un
jeu que j’acceptais croyant faire ainsi plaisir à mes parents et à mes
professeurs (une façon de les aimer, en quelque sorte) devint pour moi une terrible
obsession. J’imaginais que mes camarades, dangereux rivaux dans cette sorte de
lutte insensée pour obtenir une place d’honneur, fouillaient subrepticement mon
pupitre pour voler et copier mes devoirs. Pire, je me croyais victime de
machinations perverses destinées à me confondre, à ralentir mes progrès, à me
causer des humiliations honteuses. Et si je ne suis pas tombé malade, ce fut
grâce à mon intégration, l’année suivante, en première année d’Humanités où,
par règlement, les nombreux élèves de la sixième préparatoire étaient divisés
en deux groupes, A et B, selon leur âge. Je restai dans le groupe des plus
jeunes, éloigné de mes rivaux les plus dangereux…
–L’épisode
des terreurs nocturnes est frappant– remarqua le Docteur M.
–Cette
époque fut l’une des plus dures de mon enfance. J’avais l’impression, quand je
fermais les yeux pour m’endormir, qu’une sorte de pieuvre, excessivement
flexible et froide, allongeait –furtivement mais inexorablement– ses tentacules
vers mon cœur.111 Alors, je me
mettais à crier, obligeant le Frère Surveillant à allumer la lumière…
–Oui.
C’était sans doute terrible pour vous. Cela dit, si nous tenons compte du temps
écoulé depuis lors et des différences qui naturellement existent entre un
enfant et un adulte, nous pouvons repérer les prémices de ce qui deviendra
votre mode de fonctionnement au cours de ces derniers mois…
–Je ne
sais pas, je ne me rappelle pas bien, même si j’ai encore de vagues
réminiscences de ce que je ressentais alors.112 Je sais simplement
qu’à cette époque j’étais un enfant et que tout ce monde était plutôt fictif. Je le vois avec une grande clarté. En revanche, je suis maintenant un adulte et ce monde dans lequel je vis est parfaitement réel. Il n’a rien à voir avec la fiction.
–Vous
faites des différences trop tranchées entre enfance et vie adulte. Comme si
l’enfant et l’adulte étaient deux êtres différents et non des phases de
l’évolution d’un même être, qui va de l’âge préparatoire à l’âge responsable en
quelques années.
–Je suis
entièrement d’accord avec vous…
–Intellectuellement
les choses sont peut-être claires pour vous, mais pas émotionnellement. Ce que
j’essaie de vous dire, c’est que dans sa vie courante un homme adulte utilise
la fiction comme le ferait un enfant, ou presque. Or l’adulte a des
possibilités matérielles très supérieures pour donner une forme concrète et
rationnelle à ses fictions. Prenons l’exemple d’un homme qui construit une
image de soi fictive et qui investit son énergie et son temps à essayer de
faire coïncider fiction et réalité. En vérité, c’est ce que font tous les êtres
humains. Rappelez-vous le cas de Proust : il ne put tolérer sa réalité
immédiate, c’est-à-dire, d’être Juif et petit-bourgeois au milieu d’une société
sophistiquée, élitiste et raciste comme l’était la bourgeoisie française de la
Belle Epoque. Frustré par son destin social, il s’inventa une image acceptable,
image qu’il concrétisa superbement dans son œuvre littéraire. Parce qu’entre le
Proust adoré par les duchesses, admiré et envié par les princes, reçu comme un
génie divin dans les salons parisiens les plus fermés, et le modeste
chroniqueur mondain du Figaro, fils d’un médecin sans fortune et d’une
Juive sans nom, il y a la distance sidérale qui va de l’écrivain qui meurt dans
l’obscurité asphyxiante de sa chambre et le héros si brillant… de ses propres
fictions. Il arrive que la fiction –fonction psychique encore mal définie par
la psychologie conventionnelle – soit arrêtée dans son mouvement, déviée dans
son expression. Alors, la fiction –mécanisme très complexe qui implique la
participation primordiale du centre intellectuel, activé par les centres émotionnel
et sexuel– reste embourbée dans la subjectivité de l’individu, qui deviendra un
mythomane ou un malade mental dans la mesure où ce phénomène va altérer sa vie
individuelle et sociale. C’est probablement ce qui vous est arrivé car, pour
revenir à votre passion pour Margaret, vous n’avez pas réussi à maîtriser votre
relation avec elle. Et votre capacité de fiction, que vous avez essayé ensuite
d’utiliser dans l’écriture d’un roman, finit par se retourner contre vous…
–Je ne
comprends pas ce que vous me dites. Je n’ai écrit aucun roman. Bien sûr, les
notes que je vous ai remises contenaient des révélations en vue du moment où
les conditions pour obtenir l’audience nécessaire à la dénonciation des Hommes
Célestes auraient été tout à fait différentes, plus favorables.113 Mais ces notes
étaient fragmentaires et mon projet avorta péniblement. Si je suis enfermé ici
c’est, en grande partie, à cause de cet échec.
–Justement.
Je vous suggère d’accepter de vous voir comme un écrivain qui a tenté d’écrire
un roman non sur du papier, non à travers l’écriture, mais à travers la simple
rêverie. Il est significatif que vous ayez commencé à écrire alors que vous
tombiez dans un chaos mental qui trouva son paroxysme dans un délire de
persécution. Nous pouvons dire que votre délire n’est rien d’autre qu’un roman
non écrit, où l’auteur se confond avec son propre personnage. Vous sortirez de
votre délire au fur et à mesure que vous écrirez ce roman dont vous m’avez
laissé quelques feuillets en arrivant ici. J’insiste : romancer est,
jusqu’à un certain point, comme délirer. Et vice versa. Seule l’écriture
permet d’établir la différence entre les deux processus.
–C’est
pour cela que je voudrais dépasser le roman comme genre littéraire– affirmai-je.
–Je ne veux pas que l’on me prenne pour
un fou. Fou ou romancier revient au même, n’est-ce pas ?
–Pas
exactement. Mais il y a du vrai dans ce que vous dites. Bien. Nous nous verrons
demain– conclut le Docteur M.
La
Société des Hommes Célestes
La
Société des Hommes Célestes
Etape 8
Heureusement (poursuivis-je
ma lecture aujourd’hui) l’amitié de Mario et de Cocheca viendrait enrichir ma
vie à l’Institut Saint Joseph. Cocheca était un enfant d’origine araucane qui
habitait au pied de la colline Ñielol, réserve d’Indiens classée ‘parc national’
par le gouvernement. De trois ans mon aîné, beaucoup plus fort et développé
intellectuellement, il était notre chef incontesté, non seulement parce qu’il
obtenait les meilleures notes, mais aussi parce qu’il était considéré comme
l’un des plus habiles basketteurs des Préparatoires. Trop frêle pour faire
partie de l’équipe de ma classe, j’assistais en spectateur enthousiaste aux
rencontres qui prolongeaient dans la cour, à un niveau collectif, la
compétition individuelle et acharnée qui sévissait à l’intérieur des salles
d’étude. Le basket-ball, d’ailleurs, était pour les Frères moins un sport
destiné à stimuler notre développement corporel, qu’un moyen d’asseoir la
suprématie de l’Institut Saint Joseph sur les autres établissements scolaires
de Temuco. La compétition était poussée si loin, que quelques anciens élèves
des cours supérieurs –Rufino Bernedo, Alvaro Salvadores, Luis Salvadores–
avaient été parmi les meilleurs joueurs du championnat mondial de basket-ball
organisé à Buenos Aires en 1950, où le Chili arriva troisième, juste derrière
l’Argentine et les Etats-Unis, mais devant la France et l’Espagne. Et cette
réussite spectaculaire servait de modèle à celle que l’on attendait de nous au
niveau intellectuel.
A mon arrivée en cinquième
préparatoire, me voyant désorienté et fragile, Cocheca ne m’accorda aucune
importance et se contenta de mon admiration inconditionnelle. Je lui préférai
l’amitié de Mario, également excellent basketteur et troisième de la classe.
D’origine européenne, il avait les yeux d’un vert profond et la peau blanche
parsemée de taches de rousseur. Sa bonté et l’exceptionnelle sérénité de son
caractère, qualités qui lui valaient chaque année le prix du ‘meilleur
camarade’, m’avaient peu à peu attiré vers lui. Contrairement à ce qui se
passait avec Cocheca, toujours très intéressé par les sœurs des externes et
pour lequel toute allusion au sexe éveillait immédiatement sa curiosité, je ne
me souviens pas avoir eu, ou très rarement, de conversations à ce sujet avec
Mario, car pour nous deux le sexe était devenu –grâce aux sermons du Frère
Directeur– symbole du péché qui pouvait nous faire perdre notre état de grâce
et nous attirer la réprobation des religieux, constamment à l’affût de notre
pureté.
Les fins de semaine et
pendant les vacances, nous nous réunissions chez Cocheca avec d’autres
camarades avant d’aller escalader le Ñielol. Nous formions deux bandes et,
armés de nos épées en bois, nous nous battions imitant D’Artagnan et les Trois
Mousquetaires dans les bosquets enchevêtrés qui couvraient la colline.
L’intérêt du jeu était minime comparé à l’envoûtement provoqué par l’exubérance
de la végétation australe, si dense qu’elle nous rappelait le cœur de la jungle
africaine. Au début nos poursuites avaient lieu à côté de la route principale,
sur un chemin caillouteux qui serpentait doucement jusqu’au sommet, où se
dressait un restaurant dont les terrasses dominaient Temuco et Padre las Casas,
le village construit de l’autre côté du fleuve Cautín, à la limite sud de la
ville. A mesure que s’estompait notre crainte des fourrés, nous fîmes
l’ascension par de petits sentiers secondaires, notamment par celui appelé
‘Agua Santa’, orné de totems consacrés à Nguenechén, la divinité araucane. Et
même si rarement nous croisions un Indien, cette contrée insolite dont le
silence profond n’était rompu que par le chant des choroyes, des queltehues et
des reres, nous permettait d’imaginer que nous vivions des aventures aussi
extraordinaires que celles vécues au cinéma par Johnny Weissmüller, le Tarzan
de notre époque.
En compagnie de Mario, je fis plusieurs
explorations botaniques sur les pentes du Ñielol, éveillant ainsi le courroux
de Cocheca. Nous avions confectionné un herbier avec les espèces typiques de
l’Araucanie, fascinés par la variété des plantes et des fleurs qui, malgré
l’humidité du sol et le peu de lumière qui traversait la ramure touffue des
arbres, se développaient sur les feuilles mortes ou s’accrochaient aux troncs.
Et j’éprouvai une émotion profonde quand je découvris les lianes qui grimpaient
sur les araucarias, portant, à la manière de cloches végétales, les copihues
rouges, la fleur nationale du Chili. Depuis le kindergarten au Colegio Patria,
je savais que cette fleur ornait l’écusson chilien, mais je la croyais
protégée, rare et hors de prix, incompatible avec sa présence spontanée,
abondante et gratuite dans la solitude de la forêt.
Entre-temps ma rivalité
avec Cocheca avait pris des proportions alarmantes, surtout après que je lui
eus ravi, pendant une semaine, la première place. Il s’agissait là d’un
véritable outrage qui menaçait de rompre l’harmonie de la Croisade
Eucharistique et, pire encore, de faire perdre le moral à la sélection de
basket-ball dont le capitaine était, justement, Cocheca. Le Frère Etienne
comprit le danger et désormais je dus me contenter de l’honorable seconde
place, mais réconforté par l’amitié indéfectible de Mario. Probablement parce
que nous faisions partie des élèves ‘pieux’ (nous allions communier tous les
jeudis et tous les dimanches et chacune de nos récréations commençait par une
visite à la chapelle) nous fûmes l’objet du harcèlement du Frère Visiteur,
chargé de découvrir les vocations religieuses chez les élèves du primaire.
Souvent, pour essayer de nous convaincre, il nous parlait de l’importance
d’être un ‘élu de Dieu’, de devenir un Frère des Ecoles Chrétiennes. Et pour
compléter ses pesantes conférences, il nous recommandait de lire des
biographies de saints, spécialement les biographies de ceux qui avaient fondé
un ordre religieux.
L’effrayante éventualité
d’être condamné au feu éternel si par malheur l’appel de Dieu ne parvenait pas
jusqu’à moi, plus que la condition des novices de la congrégation de La Salle
qui, selon le Frère Etienne, avaient droit chaque matin, au petit déjeuner, à
une tasse de chocolat et à des bonbons, me poussa à prêter une oreille
attentive à tout phénomène qui aurait pu correspondre à ma vocation religieuse.
En dépit de mes efforts, jamais je n’entendis le moindre appel à l’intérieur de
mon âme. Par contre mon beau-père, qui m’avait entendu demander à ma mère s’il
était convenable d’entrer dans les Ordres, décida de me retirer immédiatement
de l’internat et, par un hasard vraiment divin, je continuerais mes études en
qualité d’externe. Mes parents, jusqu’alors relativement indifférents aux
manifestations extérieures de ma religiosité (la Première Communion et la
Confirmation étaient pour eux des épisodes incontournables dans la vie de tout
enfant de ‘bonne famille’), n’avaient pas prévu le profond conditionnement de
ma conscience par le catholicisme. En m’inscrivant à l’Institut Saint Joseph,
ils avaient voulu me donner la meilleure éducation possible dans l’espoir de
faire de moi un riche chirurgien. Mais ils n’avaient pas imaginé que, abandonné
à moi-même à l’âge de sept ans, privé de l’appui d’un père véritable, j’allais
rencontrer dans l’adoration de la divinité les éléments d’une précoce autarchie
émotionnelle. Dieu incarna pour moi le Père unique, la Sainte Famille ma seule
généalogie et les professeurs, qui se vouaient corps et âmes à l’enseignement,
étaient devenus mes Frères aimés. Ainsi, à dix ans, quand je quittai
l’internat, je vis avec horreur mes parents vivre dans le péché mortel,
marchant à grands pas vers le châtiment éternel.
Le combat que j’entrepris
pour les faire revenir dans le droit chemin afin de les sauver et d’assurer
ainsi nos retrouvailles au Ciel fut aussi comique que pitoyable. Sans aucune
considération pour les préférences féminines de mon beau-père, je remplaçai les
calendriers décorés de pin-up américaines que je trouvais à la maison, par des
images de la Vierge Marie, et je jetai toutes les revues dans lesquelles
apparaissait une femme dans une attitude lascive. Cela déclencha la colère de
mon beau-père, qui voyait dans mon puritanisme une intromission intolérable
dans sa vie et une insolence incompréhensible et injustifiée dans l’ordre
familial. Maman se moquait de moi et m’assurait qu’avec les années j’oublierais
mes dévotions et que je deviendrais franc-maçon comme ‘papa’. Cela fut
suffisant pour freiner ma croisade contre l’impureté mais, à partir de ce jour,
je sentis qu’entre ma mère et moi s’était creusée une distance définitive,
adoucie en partie par l’adoration de Dieu et l’obligation de suivre les Dix
Commandements, en particulier celui qui ordonne ‘d’aimer son père et sa mère’…
–Bien– dit
le Docteur M. –C’est suffisant pour aujourd’hui. Il y a beaucoup d’éléments significatifs
dans votre récit. L’écriture de vos souvenirs d’enfance vous provoque-t-elle un
effet particulier ?
–Si
j’évoque maintenant mon enfance, je vois –chose étrange !– dans une vague
subjectivité objective, une autre créature qui était mon amie. Tantôt l’enfance
me revient comme un rêve, tantôt elle se tient à une distance infinie dans le
temps.114 Cependant, en
écrivant ces souvenirs, je les revis parfois d’une manière si intense que j’ai l’impression
de me retrouver à cette époque-là de ma vie. Et pour la même raison
–l’intensité des émotions éveillées par des scènes que j’avais presque
oubliées– mon esprit tremble, comme mon écriture, jusqu’à ses racines. Voilà
plusieurs semaines déjà que je travaille à ces feuilles, mais le fait que
j’essaie d’équilibrer mes phrases et de trouver une expression appropriée à ma
pensée, ne doit pas vous tromper sur mon état d’agitation permanente qui –je le
répète– se traduit même par le tremblement de mon écriture, d’habitude très
ferme.115 Toutefois, je ne peux pas dire que cela m’angoisse outre mesure. Au
contraire, je sens qu’une nouvelle clarté m’atteint, qu’un poids s’allège en
moi.
–Proust
–ajouta le Docteur– disait que nous ne vivons vraiment que ce que nous sommes
obligés de recréer par la pensée. Peut-être aurait-il pu dire que nous ne
connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréer par l’écriture.
Qu’en pensez-vous ?
–Sûrement–
admis-je. –Toujours est-il que c’est maintenant, en écrivant mon
autobiographie, que les choses oubliées renaissent du plus lointain de ma
mémoire.116 Et vous, Docteur, écrivez-vous?
–En ce qui me concerne, cela n’a aucune importance. Pour
vous, la chose est très différente, étant donné que l’écriture occupe une place
décisive dans votre existence… Je crois que tout homme, écrivain ou non, devrait –par
discipline intellectuelle et prurit de conscience– s’acheter le plus épais et le
plus beau des cahiers, et raconter –pour lui-même et pour qui voudra le lire–
sa propre vie. C’est le chemin que je vous invite à poursuivre…
(Fin Etape 8)
La
Société des Hommes Célestes
Etape 9
La
Société des Hommes Célestes
Octobre
Mon amitié avec Mario (repris-je
mon récit ce matin), serait équilibrée de façon spontanée par l’apparition de
Margot, la fille du boulanger du quartier, un Normand qui s’était installé à
Temuco attiré par l’étonnante ressemblance de la région avec sa Normandie
natale : de vertes collines et des rivières, de vastes pommeraies et des champs
de blé, des troupeaux de vaches et de brebis, des herbages sans fin, du cidre
et des fromages, et beaucoup de nuages et de pluie. Il y avait quelque chose de
doux, d’étrange et de perturbateur chez sa fille de neuf ans, que j’allais
aimer de façon inconditionnelle, y compris après mon départ de Temuco. Cet
amour tenace fut, néanmoins, totalement platonique. A part le fait d’échanger
avec elle quelques paroles et sourires bêtas lors des promenades dominicales
autour de la place principale, et de souffrir de quelques crises de tachycardie
quand par hasard je l’apercevais de loin dans la rue, jamais je n’osai lui
avouer ma passion. Je ne pus donc savoir si elle partageait mon amour, ce qui
ne m’empêcha pas, chaque nuit avant de m’endormir, après avoir récité mes
prières et rejeté les images tentatrices de Françoise Arnould, Martine Carole
et Leslie Caron (les nouvelles vedettes françaises qui enflammaient les salles
de cinéma de Temuco, dépassant par leur volupté coquine les charmes plutôt
stéréotypés de Marilyn Monroe et Jane Russell), d’inventer de longues rêveries
romanesques dans lesquelles j’étais le héros et Margot mon héroïne. Je la
sauvai plusieurs fois de la mort, et elle, pour me remercier de ma vaillance,
reconnaissait en moi le meilleur nageur, le meilleur cavalier, le meilleur
escrimeur et le meilleur boxeur entre tous ses admirateurs. Bien entendu, je ne
me permettais aucune fantaisie sexuelle avec elle, car j’étais certain que sa
pureté ne pouvait être inférieure à celle de la Vierge Marie.
Peut-être ma passion pour
Margot était-elle directement liée au fait que son père possédait la meilleure
boulangerie-pâtisserie de Temuco. Cet établissement, qui servait aussi de salon
de thé où l’on pouvait déguster des gâteaux en écoutant les chansons à la mode –C’est
si bon, Kiss me once, Ma cabane au Canada, Douce France, etc.– s’appelait
modestement ‘La Sans Rivale’, pour marquer sa supériorité face à l’autre grande
boulangerie de la ville, ‘La Española’. Le pain fabriqué par cette dernière
était plutôt ordinaire, tandis que le pain et les gâteaux enfournés à ‘La Sans
Rivale’ avaient pour moi quelque chose de surnaturel. Nulle part je ne trouvai
des saveurs et des arômes aussi exquis, m’interrogeant vainement sur les
raisons précises d’une différence aussi marquée entre le ‘pan francés’ et le
pain tout court, la beauté brune de Margot ne suffisant pas à expliquer ma
préférence pour le pain de ‘La Sans Rivale’. Bref, je commençais à être
heureux, l’externat facilitant mes amours et, en général, la maîtrise des
divers aspects de ma vie, quand mon beau-père décida que nous devions déménager
à Rancagua, ville voisine de Santiago. La perspective de m’éloigner de Margot,
de perdre la possibilité de la voir par hasard, donna à mon départ de Temuco
une saveur de tragédie racinienne. Ni l’éventualité de ne plus suivre mes
études à l’Institut Saint Joseph, ni celle de ne plus voir mes amis, ne suscitèrent en moi un tourment aussi grand
que celui causé par ma séparation d’avec cette fillette, qui m’apparaissait
comme le sommet de la vertu et de la beauté féminines. Et les nuits précédant
notre déménagement, je pleurais en pensant que jamais plus je ne contemplerais
son visage.
La tension créée par l’annonce
du départ pour Rancagua réveilla en moi la crainte d’être rejeté par mon
entourage. J’imaginai que ma mère et les domestiques ne s’intéressaient plus à
moi, que mon beau-père me méprisait et que mes professeurs et mes camarades,
envieux et jaloux de mes succès, cherchaient continuellement à entraver mes
progrès. Les mathématiques se transformèrent en un piège inextricable pour mon
intelligence et l’enfant soumis et obéissant que j’avais été jusqu’alors,
commença à présenter des troubles de conduite qui me coûtèrent les premières
mauvaises notes de ma vie d’écolier. Seule l’étude du français, la langue de la
double négation –ne pas– et du moi renforcé –Moi, je–, comme nous
le rappelait notre professeur, le Frère Grégoire, m’aidait à atténuer mon
anxiété, car c’était le moyen pour gagner l’une des récompenses les plus
prisées à l’Institut : une bourse pour suivre les dernières années de lycée à
l’internat Saint Jean-Baptiste de la Salle à Toulouse, exploit qui dans mes
fantaisies et mes rêves devait me permettre d’épouser Margot lors de mon retour triomphal à
Temuco.
L’étude du français, beaucoup
plus approfondie dans notre Institut qu’au lycée public pour des raisons
d’allégeance culturelle à la France, et dont les cours moyens et supérieurs
relevaient de la compétence du Frère Grégoire, originaire de Tours et fin
grammairien, était pour moi quelque chose à la fois de grave et d’amusant.
Grave, parce que la langue française me rapprochait de mon père disparu et
d’une civilisation que je voulais aimer comme la mienne ; amusante, par tout ce
qui –dans la confrontation avec l’usage ordinaire de l’espagnol– apparaissait
comme caprice ou bizarrerie. La double négation –ne pas– était déjà une
excentricité et nous nous demandions pourquoi les Français tiennent tellement à
dire ‘non’ avec autant de fermeté. Quant au moi renforcé –Moi, je-, nous
restions incrédules devant l’obligation de dire et d’écrire immanquablement le
pronom personnel (‘je’, en particulier), contrainte inexistante en espagnol,
qui se passe aisément d’imposer les pronoms personnels. Ainsi, le très
égocentrique ‘Moi, je suis’ était pour nous, plus modestement, ‘soy’. De même,
la multiplicité des accents –aigus, graves et circonflexes– face à l’accent
aigu unique en castillan, nous déconcertait. Et le fait de réunir dans des
diphtongues et des triphtongues des voyelles qui changent ainsi leur sonorité
individuelle ou, pire encore, d’écrire des lettres qui par la suite ne sont pas
prononcées, nous faisait rire.
Par-delà ces singularités, nous aimions dans la
langue française sa ressemblance grammaticale avec la nôtre, ressemblance qui
faisait de son apprentissage une discipline bien plus agréable que la pratique
de l’anglais, idiome que nous ressentions comme étant décidément étranger, en
dépit des films américains qui nous arrivaient en version originale,
sous-titrée en castillan. «Le français, langue maternelle de notre Fondateur
–nous expliquait le Frère Grégoire (lequel, pour des raisons soi-disant
pédagogiques, tenait à s’adresser à nous comme si nous avions été des adultes,
même si nous ne comprenions pas grand-chose à ses envolées culturelles)– est
une langue aussi belle que capricieuse. Ayant horreur du vide entre les mots,
elle fait de la ‘liaison’ –artifice que ne possède pas l’espagnol – un élément
essentiel de son fonctionnement. C’est l’une des raisons de sa souplesse et de
son élégance. Quant à la richesse de ses verbes et de leur conjugaison, elle
est tout à fait comparable à celle du castillan. Hélas, si sur le plan de
l’écriture l’usage des modes et des temps –notamment le subjonctif et le passé
simple – est identique à l’espagnol, au niveau purement parlé le français est
de plus en plus affaibli par l’anglais, qui lui impose non seulement de
nombreux barbarismes américains, mais aussi l’utilisation réductrice du passé
composé à la place du passé simple et la mise à l’écart très fréquente de
l’imparfait du subjonctif. Il en résulte que le français, langue qui permit au
début du XXe siècle à des savants comme Théodule Ribot et Pierre Janet, à un philosophe
comme Henri Bergson ou à un écrivain comme Marcel Proust, de développer une
connaissance très subtile et profonde autour du temps et de la mémoire, devient
aujourd’hui une langue de plus en plus imprécise et appauvrie.» Bien sûr, nous
ne connaissions rien de ces savants, dont nous écrivions soigneusement les noms
dans nos cahiers, mais la fierté du Frère Grégoire lorsqu’il nous parlait des
qualités de sa langue, était pour nous une preuve suffisante de la supériorité
insurpassable du français.
Je ne réussirais pas, malgré mon application à
l’étude de ma langue paternelle, à participer au concours de l’Internat de La
Salle à Toulouse. Le Frère Directeur, qui me reçut interloqué dans son bureau,
où j’étais venu sans rendez-vous pour lui confier mes projets, me dit,
lapidaire : «Tu es encore trop petit. Ta mère ne voudra pas te laisser partir à
l’étranger. Il faut que tu finisses d’abord tes Humanités. Ensuite, on verra.»
Timidement, j’essayai de lui faire valoir l’existence de quelques tantes,
oncles et cousins germains de mon père qui, d’après maman, vivaient toujours en
Bretagne, mais le Frère Directeur m’arrêta dans un éclat de rire : «Alors,
c’est en Bretagne que tu devrais aller ! Va donc, petit galopin ! Tu n’as pas
encore douze ans et tu prétends déjà faire le tour du monde !» ajouta-t-il, me
poussant, toujours en riant, vers la sortie.
Une
fois de plus, mon aspect chétif et mon avance scolaire excessive par rapport à
mes camarades se retournaient contre moi. Cependant, cette année-là, coïncidant
avec ma soudaine instabilité émotionnelle et intellectuelle, j’avais surpris sur
mon pubis, alors que je prenais un bain, l’apparition d’un voile pileux très
fin et clairsemé, phénomène que j’avais anticipé dans un rêve prémonitoire peu
de jours auparavant. La découverte de cette pilosité, que je gardais
jalousement secrète, me causa une forte commotion et pendant plusieurs semaines
je ne sus si je devais me sentir en état de péché par cette floraison inespérée
de ma nature animale ou si je devais me réjouir de l’avènement de ma virilité,
sentiment qui finit par prédominer, même si je ne parvins pas à me libérer tout
à fait d’une honte mystérieuse.
D’autre
part, mes rares masturbations étaient désormais accompagnées de quelques
gouttes de semence tiède, à l’odeur suavement alcaline, évènement qui renforça
davantage ma répression sexuelle. La matérialisation de mes pollutions me fit
craindre que la masturbation –comme je l’avais entendu dire à maintes reprises
par les Frères– ne fût en vérité à l’origine de graves maladies dégénératives,
aussi bien physiques que mentales, et j’en vins à croire que mes difficultés en
mathématiques étaient effectivement liées à une faiblesse de mon intelligence
provoquée par la perte du sperme. Cette suspicion, plus que la dévotion à Marie
(car je savais que la confession et la récitation de trois Pater Noster
pouvaient me racheter ipso facto de l’Enfer) renforça mon abstinence,
fréquemment transgressée au commencement de la puberté.
Si l’apparition d’un voile
pileux annonçait l’avènement de mon adolescence, mon apparence physique, encore
notablement enfantine pour mes douze ans, démentait la fin de mon enfance.
Etant donné ma petite taille, mon visage désespérément imberbe et rose, maman
s’obstinait à me vêtir de pantalons courts malgré mes vives protestations.
Cette situation atteignit un point critique lors des cérémonies de la
célébration du cinquantenaire de l’Institut, quand le Frère Directeur,
constatant que mes vêtements rompaient l’uniformité des files de collégiens, me
fit rejoindre les rangs du primaire. « Est-ce que tu prétends aller jusqu’à Toulouse en
pantalon court ?», se moqua-t-il devant mes camarades hilares. Mon humiliation
fut si grande que je demandai l’autorisation de m’absenter pendant les
festivités. Toutefois, je trouvai dans cet incident un recours pour tenter de
convaincre ma mère que je n’étais plus un enfant et qu’elle devait se résigner
à me voir vêtu comme les autres adolescents. Mais elle continua à s’y opposer
et, contradictoirement, j’acceptai son refus puisque je partageais en quelque
sorte son appréhension devant la fin de mon enfance, comme si par crainte de
l’inconnu j’eusse aimé rester éternellement à cette époque de la vie. Ce jeu
s’acheva le jour où mon beau-père –faisant preuve d’une générosité
insoupçonnée– m’emmena chez un tailleur du centre de Temuco pour m’acheter, en
une seule fois, cinq pantalons longs et m’offrir, en plus, un bracelet-montre.
Le déménagement de la famille
fut fixé de façon à ne pas interrompre ma scolarité. Maman, apeurée par mon
projet d’étudier en France et mi-amusée, mi-scandalisée par mon désir d’épouser
Margot à mon retour, encouragea mon beau-père à me tenter avec les fastes
légendaires de l’Ecole Militaire de Santiago pour y terminer les trois
dernières années de lycée qui me séparaient du baccalauréat. «Ainsi tu
deviendras un homme véritable », me dit-il, me présentant les formulaires de
rigueur et me sommant de préparer les difficiles épreuves du concours d’admission.
En lisant sans enthousiasme le règlement de l’Ecole, je constatai que si mes
résultats scolaires me permettaient, en principe, de postuler à une place de
cadet, j’étais physiquement en dessous des normes minimales requises. Cela ne
m’empêcha pas de m’entraîner avec ardeur et de m’approcher progressivement du
niveau exigé pour passer le concours d’athlétisme. Je me levais à six heures du
matin et, accompagné de Mario, je me rendais au vélodrome construit au pied du
Ñielol. Mon ami chronométrait mon temps aux cent mètres, puis, avec une louable
patience, mettait et remettait la barre de saut à 120 centimètres du sol,
hauteur limite demandée pour l’épreuve et que je ne réussis à dépasser qu’une
seule fois, le jour même du concours, face à la redoutable commission
d’officiers examinateurs. Je ne fis guère mieux aux cent mètres, arrivant le
dernier de ma série, mais ayant réussi, grâce à quelques dixièmes en moins, à
éviter le temps éliminatoire des quinze secondes. En revanche, je pus
équilibrer mon faible niveau athlétique avec les épreuves de natation car,
après des vacances passées au lac Huilipilún, où j’avais découvert que j’étais
capable de flotter sur l’eau, j’avais fait d’appréciables progrès dans l’art de
la brasse.
La préparation des épreuves académiques me posa beaucoup
moins de problèmes et les seuls obstacles que je ne parvins pas à surmonter,
malgré la suralimentation à laquelle je me soumettais volontairement, furent
les 49 kilos de poids et les 155 centimètres de taille, mesures minima exigées
pour devenir Cadet de l’Armée Chilienne. Cependant, grâce à mes résultats
obtenus en histoire, géographie, sciences physiques, etc., les meilleurs de
toute la zone sud du pays, la commission décida de faire une exception et me
permit d’intégrer l’Ecole avec seulement 148 centimètres, 40 kilos et presque
deux ans de moins que l’âge minimum requis pour commencer la carrière
militaire.
Prévenu
par courrier de mon admission à l’Ecole Militaire, je disposais encore de plusieurs
jours avant de quitter Temuco. Il commençait à pleuvoir, le bref été austral
laissant la place à l’automne presque hivernal et je profitai du relâchement
qui régnait dans la maison pour me faufiler et rendre une dernière visite à mes
amis et à mes professeurs. Les cours avaient déjà repris à l’Institut et je me
promenai avec tristesse dans les couloirs vides, regardant les salles dans
lesquelles travaillaient les élèves du collège, qui à leur tour me regardaient
curieux de connaître la raison de ma libre présence dans l’établissement.
Quelques minutes plus tard, une récréation me surprit et je me mêlai joyeux à
mes anciens camarades pour leur dire adieu. La récréation terminée, et après
avoir erré indécis et solitaire par les cours silencieuses, je me dirigeai vers
la chapelle. C’était l’heure à laquelle l’organiste –el Señor Villaverde, un
laïque espagnol– répétait les morceaux prévus pour les cérémonies religieuses.
Monsieur Villaverde, instrumentiste estimable, ébranlait l’atmosphère d’une
mélodie que des années plus tard j’identifierais comme étant une toccata de
Bach. Emu par la musique, j’adressai mes dernières prières à la Vierge Marie et
à Saint Joseph, et ne quittai la chapelle et ses vitraux traversés par le
soleil d’automne qu’à la fin de ce concert inattendu, agrafe sonore qui enserra
dans ma mémoire les myriades d’images accumulées pendant les six années où je
fus élève de la congrégation de La Salle.
Le
démantèlement de notre foyer m’obligea à me réfugier dans ma chambre la plus
grande partie de la journée, tandis que les déménageurs travaillaient dans la
salle à manger et dans le salon. J’emballai moi-même mes livres dans des boîtes
en carton, où je mis ma collection de récits d’aventures –Vingt mille lieues
sous les mers, Mermoz et la traversée de l’Atlantique Sud, Vol de nuit, etc.–
ainsi que La Case de l’Oncle Tom, Alice au Pays des Merveilles, Robinson
Crusoe, et Cœur, le ravissant livre d’Edmundo De Amicis, ouvrage
dont j’avais tant aimé les lignes 117qu’il était devenu pour moi une sorte de témoignage
à peine décalé de ma vie scolaire. Dans un autre carton je déposai les vingt
tomes du Trésor de la Jeunesse, épine dorsale de ma culture infantile,
et trois volumes reliés en toile de couleur orange –L’Iliade, L’Odyssée et
L’Enéide– épopées qui, avec L’Araucane, étaient mes préférées. En
emballant ces livres et en faisant l’inventaire de mes lectures, je pris
pleinement conscience que j’avais quitté le monde de l’enfance et que j’entrais
dans celui de l’adolescence, où j’allais développer un nouveau type de
sensibilité et perdre contact avec une vie passée, caduque, comme si j’étais
mort et revenu à la vie dans un nouveau corps, au milieu d’un autre monde et
cependant toujours avec le même nom, avançant dans la même direction inconnue.
Il ne nous restait que peu de
temps à passer à Temuco et de nombreuses personnes venaient nous offrir leur
aide et nous faire leurs adieux. A ma grande surprise, puisque je croyais que
cette possibilité ne pouvait exister que dans mes rêves, les parents de Margot
m’invitèrent à prendre le thé chez eux. Vêtu le plus élégamment possible,
j’essayais de garder un peu de sérénité et de loquacité, mais quand mon aimée
me reçut je tombai dans une sorte de niaiserie muette. A son tour, pendant le
goûter, elle rougit et garda le silence, les yeux pensivement fixés sur sa
tasse. 118 Ce thé passionné et funéraire menaçait de se terminer dans le plus
triste des ennuis, quand Margot me demanda si je voulais écouter de la musique.
A genoux devant un énorme tourne-disque en acajou, je l’aidais à choisir une
chanson à la mode lorsqu’un arôme marin et pénétrant qui s’échappait de dessous
sa robe excita mes narines. D’un coup je compris qu’elle aussi quittait
l’enfance et que, encore inexperte, elle n’avait su cacher l’odeur d’une
menstruation. Je ne sus si je devais m’horrifier ou me féliciter de ma
découverte, mais à partir de cet instant Margot perdit pour moi tout caractère
sacré et, récupérant mon assurance d’homme déjà pubère, je pus me séparer
d’elle sans pleurs ni défaillance.
Le jour du départ, un lundi peu
avant le crépuscule, les amis de la famille ainsi que mes camarades les plus
chers nous accompagnèrent à la gare. Mario et Cocheca avaient noté ma nouvelle
adresse, me promettant de longues lettres pour diminuer notre chagrin. Mais
plus que la tristesse, j’expérimentai le même sentiment inconfortable de
solitude et d’ennui, de honte et de dépression que j’avais connu au cours des
semaines précédant le voyage, quand je flânais –tel un orphelin, un individu
déraciné ou un étranger indésirable– à l’intérieur de ma maison démantelée ou
dans les rues d’une ville que je ne reverrais pas pendant de nombreuses années.
Ainsi, l’imminence du voyage avait bouleversé ma perception des choses et tout
se tenait dans une nuance de désolation, d’insignifiance et de précarité, comme
si les objets avaient fait partie d’une nature dépendante de ma présence et qui
menaçait de s’éteindre, de se diluer dans le néant à l’instant où je cesserais
de lui prêter attention. Pour la première fois j’affrontai la sensation de
l’absurde, d’un vacillement profond de mon existence. Et je passai
d’interminables heures abandonné de tout, sauf de cette douloureuse et vide
conscience de moi-même…119
–Avant de
poursuivre –m’interrompit le Docteur M.– j’aimerais m’arrêter encore un peu sur
votre éducation dans un collège religieux… Quelle est votre impression globale
?
–Ce fut probablement
à cette époque que se forma mon caractère – répondis-je. –Ou plus exactement,
il se déforma. En effet, même la dimension religieuse était dénaturée par les
Frères, qui ne savaient pas faire la différence entre le sacré et le profane.
Je me souviens de mon étonnement lorsque le Frère Directeur, qui avait à sa
charge la construction des nouveaux bâtiments de l’Institut, profita de la
messe pour déposer un numéro de la loterie nationale aux pieds de la Vierge et
nous demanda de prier le Ciel de nous accorder le gros lot. La Vierge ne
répondit point mais, plus que par son silence, je fus déçu par le Directeur, un
homme que jusque-là j’avais écouté et apprécié. C’était lui qui dirigeait
l’impitoyable croisade contre la masturbation en particulier, contre le sexe en
général, c’était lui qui orchestrait la compétition sans merci entre les élèves
de l’Institut, attentif à nous fournir ce qu’il considérait une ‘bonne
éducation’.
–La ‘bonne
éducation’ !– s’écria le Docteur M. –Il est affreux de constater qu’en dépit
des possibilités dont les enfants disposent réellement à leur naissance, les
anomalies établies chez les adultes qui les entourent les font tomber, dès les
premiers jours, à peine sortis du sein de leur mère, sous l’influence tenace de
ce funeste moyen qu’on dénomme ‘la bonne éducation’. Par la suite, les
possibilités de libre développement de tout ce qui peut contribuer à
l’apparition d’une raison objective s’atrophient peu à peu chez les enfants,
encore entièrement innocents, et finissent par disparaître pour toujours… 120
–Pourtant, il
serait injuste de ma part de ne pas reconnaître ce que mes professeurs
apportèrent de positif dans mon existence– rectifiai-je. –Sinon, comment
expliquer la grande affection et le grand respect que j’éprouvais à leur égard
? Peut-être était-ce dû à la qualité humaine particulière de ces hommes et non
à l’enseignement lui-même, mais, j’insiste, ils m’aidèrent aussi à acquérir une
certaine capacité de discipline, la reconnaissance d’un ordre moral supérieur
et une vision esthétique indépendante des valeurs strictement religieuses.
–Sans
doute. Mais la consolidation de votre personnalité fut altérée par un
enseignement qui vous poussa au bord d’une réaction paranoïaque, en pleine
enfance. Rappelez-vous votre lutte pour être le premier de la classe, vos
cauchemars, votre peur de l’Enfer, votre sentiment d’être persécuté…
–C’est
vrai. J’aurais pu devenir fou. Mais je fus sauvé, paradoxalement, par ma foi et
ma dévotion religieuse, qui m’empêchèrent de me désintégrer dans la folie.
–Oui,
certainement. Il est bon d’avoir foi en quelque chose, même sans savoir
exactement en qui ni en quoi, même sans avoir la moindre idée de la valeur et
des possibilités de ce en quoi l’on croit. Croire, que ce soit consciemment ou
même inconsciemment, est, pour tout être, chose indispensable autant que
désirable.121 Mais, dites-moi, comment la croyance en Dieu se forgea-t-elle en vous ?
–D’une façon
tout à fait spontanée et naturelle, dans la mesure où ma famille était
croyante– répondis-je. –Pochi m’amenait parfois à l’église du quartier et
puisqu’elle priait et s’adressait à Dieu, Dieu ne pouvait pas ne pas exister.
C’était aussi simple que cela. De plus, le jour où je fis une crise de colère
devant la statue de Saint Georges à la sortie de l’église, crise déclenchée par
le refus de Pochi de me laisser monter sur le socle de la statue, je jurai
devant ma tante que j’allais casser non seulement le dragon mais aussi Saint
Georges et l’église tout entière. «Dieu te punira», me prévint Pochi. Or, la
nuit même, un terrible tremblement de terre secoua Santiago et cette
catastrophe (punition évidemment divine d’après ma tante), contribua à
consolider définitivement ma croyance en Dieu. Bien sûr, ce ne fut qu’à
l’Institut Saint Joseph que ma dévotion religieuse prendrait une forme
définitive, c’est-à-dire, comme un ensemble de principes et de règles que je
devais appliquer coûte que coûte dans ma vie quotidienne. Aujourd’hui la
religion n’a plus de sens pour moi. Et peu m’importe de savoir si Dieu existe
ou non. Dieu peut exister, mais ne pas être Dieu122. Si Dieu était
Dieu, Dieu serait moins que cette pensée qui perce en mon âme un puits sans
parois.123 Par contre, j’identifie sans difficultés la Force Maléfique et sa
présence dans mon esprit.
–La Force
Maléfique correspond encore à un reste de fièvre religieuse-124 dit le Docteur M., avec un sourire légèrement ironique,125 tout en éteignant sa cigarette et en se mettant debout.
–Je ne
vous comprends pas entièrement.126 Mais je sens que quelque chose s’est éclairci dans ma tête– reconnus-je.
–C’est bon
signe. Rapidement, cela ira en s’améliorant…127– ajouta le
Docteur, avant de se retirer.
A
SUIVRE : ..
(Fin Séquence IV)
La Société des Hommes Célestes
GOETHE,
Faust I, La Nuit
(Coll. Bilingue, Ed.
Aubier-Montaigne, Trad. Henri Lichtenberger, p.14)
Philosophie,
Droit, Médecine,
Théologie
aussi, hélas !
J’ai tout
étudié à fond
Avec un
ardent effort,
Et me voici,
pauvre fou,
Pas plus
avancé que naguère ;
Docteur...1
Habe un, ach! Philosophie,
Juristerei und Medizin,
Und leider auch Theologie
Durchaus studiert, mit heissem Bemühn.
Da steh’ich nun, ich armer Tor!
Und bin so klug als wie zuvor;
Heisse Magister, heisse Doktor gar,
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
Note 2
GOETHE, Faust I, Dédicace
(Coll. Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne,
Trad. Henri
Lichtenberger, p.1)
Vous
voici donc à nouveau, formes vacillantes
Ihr naht euch wieder,
schwankende Gestalten,...
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
Note 3
GOETHE, Faust I, Dédicace
(Coll. Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne,
Trad. Henri
Lichtenberger, p.1)
Soit, faites comme bon vous semble,
Nun gut, so mögt ihr
walten,...
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
Note
4
GURDJIEFF,
Récits de Belzébuth, Chap. 3
(Ed.
Janus, 1956, p.62)
Rappelle-toi :
il vient de dire qu’à des forces
supérieures aux siennes, il ne fallait pas résister.4
http://www.institut-gurdjieff.com/
Note 5
PESSOA,
Faust, Deuxième Acte
(Christian
Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.109)
L’informe prend forme au-dedans de moi5
O informe tomou
forma dentro em mim…
(Fausto, Texto estableido
por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.66)
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
Note 6
PESSOA,
Faust, Premier Acte
(Christian
Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.68)
… L’ombre de la terrible nuit/ envahit ma pensée
glacée.6
Uma sombra da noite
pavorosa/Invade-me o gelado pensamento
(Fausto, Texto estableido
por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.33)
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
Note 7
PESSOA
,Faust, Premier Acte
(Christian Bourgois Editeur,
1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.46)
Entendre un
rire /me met à l’âme de l’amertume-7
Ouvir um riso/Amarga-me a
alma –
(Fausto, Texto estableido
por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.15)
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
Note 8
LENAU
,Faust, L’Ami de Jeunesse
(Coll. Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne
1971, trad. Jean-Pierre Hammer, p.99)
Tout son
être s’est transformé,
Ce que je n’ose dire à haute voix.
Toute joie l'a quitté.
D’humeur sombre, il ne m’adresse, de longues semaines durant,
Pas une seule parole, à moi, son fidèle ami !»8
Verwandelt ist sein ganzes Wesen,
In jedem Zuge ist zu lesen,
Was ich nicht wage laut zu nennen.
Als wär’ er innerlich zerbrochen,
Wich alle Freude von ihm fort.
Der Finstre spricht oft lange Wochen
Mit mir, dem treuen Freund, kein Wort.
Le Faust et
Le_Don_Juan_de_Lenau_par_Amedee_Lemoine
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
Note 9
BOULGAKOV,
Le Maître et Marguerite, P I, XIII
(Robert
Laffont, 1968, Trad. Claude Ligny, p.167)
Je n’ai plus
de nom : j’y ai renoncé comme à toutes choses dans la vie.9
У
меня нет
болъше
фамилии, -с
мрачным презрением
ответил
страннъй гость,
-я отказался
от нее, как и
вообще от
всего в
жизни.
(ШКОЛЬНАЯ
БИБЛИОТЕКА-
М.А. Булгаков-
МАСТЕР И
МАРГАРИТА-
МОСКВА
"ЦЕТСКАЯ
ЛИТЕРАТУРА"
2004, p.191)
http://lunch.free.fr/boulgakov.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Boulgakov
Note 10
LENAU,
Faust, L’Ami de Jeunesse
(Coll. Bilingue,
Ed.Aubier-Montaigne 1971, trad. Jean-Pierre Hammer, p.103)
Pour une âme à ce point prisonnière des ténèbres, aucun espoir ne peut fleurir sur terre.10
So umnachtetem Gemüt
Kein Hoffen mehr auf
Erden blüht.
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
Le Faust et
Le_Don_Juan_de_Lenau_par_Amedee_Lemoine
Note 11
GURDJIEFF, Récits de Belzébuth, Chap. 1
(Ed.
Janus, 1956, p.10)
la peur
d’être submergé sous le flot de mes propres pensées.11
http://www.institut-gurdjieff.com/
Note 12
PESSOA,
Faust, Premier Acte
(Christian
Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.74)
Ne
perçoit pas l’écoulement de l’existence...
Não sente o esvair da existência...
(Fausto,
Texto estableido por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.37)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
Note 13
GOETHE ,Faust, Prologue sur le théâtre
(Coll. Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne, Trad. Henri
Lichtenberger, p.5)
Faites-nous
ouïr la Fantaisie avec tous ses chœurs,
Raison, Intelligence,
Sentiment, Passion,
Mais n’oubliez pas, je vous
prie, la Folie.13
Lasst Phantasie mit
allen ihren Chören,
Vernunft, Verstand,
Empfindung, Leidenschaft,
Doch, merkt euch wohl,
nicht ohne Narrheit hören!
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
Note 14
PESSOA ,Faust, Premier
Acte
(Christian
Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.35/37)
Ô vous, ondes de l’âme, sombrez en lacs noirs
Ainsi je vois –horreur- l’âme intime,14
Oh ondas d’alma, decai em lago
Enttão eu vejo –horror- a íntima alma,
(Fausto, Texto estableido
por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.6/7)
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
Note
15
PESSOA, Faust,
Troisième Acte
(Christian
Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre Léglise-Costa et André Velter, p.155)
(…) et hallucinées des vagues d’avant toute
sensation
Me poussent, m’affolent,
occupent
Torrentueusement et ardemment
Le vide douloureux de mon être.
Incapable de penser, je sens
tout juste
Un attroupement de sentiments
Et de confusions confuses, une
explosion
De tendances, désirs, anxiétés,
rêves
Exagérément douloureux.15
(…)
e alucinadas pré-sensações
Impelem-me,
desvairam-me, ocupam
Tulmultuariamente
e ardentemente
O
doloroso vácuo do meu ser.
Incapaz
de pensar, apenas sinto
Um
atropelamento do sentir
E
confusões confusas, explosão
De
tendências, desjos, ânsias, sonhos
Desatenuadamente
/dolorosos/.
(Fausto, Texto estableido por Teresa Sobral
Cunha, Editorial Presença, p.107)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
Note 16
PESSOA,
Faust, Premier Acte
(Christian Bourgois Editeur, 1990, Trad. Pierre
Léglise-Costa et André Velter, p.46)
Perdu
Au labyrinthe de moi-même,
Perdido
No labirinto de mim mesmo,
(Fausto,
Texto estableido por Teresa Sobral Cunha, Editorial Presença, p.15)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=49
Note 17
GOETHE, Faust, Prologue sur le théâtre
(Coll.
Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne, Trad. Henri Lichtenberger, p.5)
Considérez
donc pour qui vous écrivez!
Und seht nur hin, für wen ihr
schreibt!
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
Note 18
GOETHE,
Faust, Prologue sur le théâtre
(Coll. Bilingue, Ed. Aubier-Montaigne, Trad. Henri
Lichtenberger, p.7)
Roberto
Gac
Eh bien ! Faites donc usage de ces dons
merveilleux,
Comme on poursuit une aventure d'amour.
On s’approche par hasard, on s’émeut, on demeure
Et peu à peu on se trouve pris ;
Le bonheur croît mais bientôt se dresse la
menace ;
On est ravi, mais voici que surgit la
douleur ;
Et sans qu’on y ait pris garde, voilà un roman tout
construit ! »18
So braucht sie denn, die schönen Kräfte,
Und treibt die dichtrischen Geschäfte,
Wie man ein Liebesabenteuer treibt.
Zufällig naht man sich, man fühlt, man bleibt,
Und nach und nach wird man verflochten;
Es wächst das Glück, dann wird es angefochten,
Man ist entzückt, nun kommt der Schmerz heran,
Und eh’man sich’s versieht, ist’s eben ein
Roman.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Johann_Wolfgang_von_Goethe
http://philophil.com/philosophie/mal/figures/faust/faust.htm
MARLOWE,
Doctor Faustus, Acte V, Scène 2
(Col. Bilingue, Ed. Flammarion, 1997, Trad. François
Laroque et Jean-Pierre Villquin, p.253)
Assez !
J’en ai assez lu de ces tortures !19
O, I have seen enough to torture me!
http://fr.wikipedia.org/wiki/Christopher_Marlowe
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Christopher_Marlowe
Note 20
GURDJIEFF,
Récits de Belzébuth, Chap. 1
(Ed.
Janus, 1956, p.11)
…écrire autrement que ne le ferait n’importe
quel écrivain.20
http://www.institut-gurdjieff.com/